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     EMILIO GENTILE


                     Fascisme, totalitarisme et religion
                     politique : Définitions et réflexions
                     critiques sur les critiques
                     d’une interprétation




                      To be a historian is to seek to explain in human terms. If
                      God speaks, it is not through him. If He speaks to others,
                      the historian can not vouch for it. In this sense the historian
                      is necessarily secularist. Yet, with equal force, nothing
                      human is alien to him, and religion, whatever else it may be
                      for true believers, is profoundly human.

                                 Cushing Strout, The New Heavens and New Earth


Trois définitions pour une interprétation

           Depuis la dernière décennie du 20e siècle, la recherche histo-
     rique consacre une attention croissante aux problèmes du totalita-
     risme et de la religion politique, comme le montrent les ouvrages
     toujours plus nombreux publiés à ce sujet ainsi que la naissance en
     l’an 2000 de la revue Totalitarian Movements and Political Religions.
     Dans un article publié dans le premier numéro de cette revue, j’ai
     eu l’occasion d’exposer de manière systématique mon interprétation
     du rapport qu’entretiennent totalitarisme, religion laïque et moder-
     nité comme expression d’un phénomène plus général, la « sacrali-
     sation du politique ». Par ce terme, je désignais « la formation d’une

     Raisons politiques, no 22, mai 2006, p. 119-173.
     © 2006 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
120 – Emilio Gentile

      dimension religieuse à l’intérieur de la sphère politique, dimension
      distincte des institutions religieuses traditionnelles et autonome par
      rapport à ces dernières 1 ». Comme exemple historique concret non
      seulement du lien entre totalitarisme et religion politique mais aussi
      du rapport entre sacralisation politique et modernité, je citais, entre
      autres, le fascisme. Je considère en effet, pour des raisons déjà ample-
      ment illustrées dans mes travaux sur le parti, le régime et l’idéologie
      fascistes 2, que l’expérience du fascisme est une expérience totalitaire
      – on sait bien par ailleurs que le concept même de totalitarisme est
      né de cette expérience. Je considère également, en me fondant sur
      les recherches spécifiques conduites dans ce domaine, que le fas-
      cisme trouve sa place parmi les manifestations modernes de sacra-
      lisation de la politique 3.

            Cette interprétation du fascisme a provoqué diverses critiques,
      qui me semblent souvent dépasser la signification spécifique que je
      donne à ces concepts – et ce dans la mesure où ces critiques inter-
      rogent la validité même des concepts de totalitarisme et de religion
      politique comme instruments d’analyse historique, et donc leur uti-
      lisation dans l’interprétation de l’histoire contemporaine. Discuter
      de manière critique ces critiques de mon interprétation permettrait
      peut-être aujourd’hui d’éclairer les concepts de totalitarisme et de

      1. Emilio Gentile, « The Sacralization of Politics: Definitions, Interprétations and Reflec-
         tions on the Question of Secular Religion and Totalitarianism », Totalitarian Move-
         ments and Political Religions, vol. 1, no 1, 2000, p. 18-55.
      2. E. Gentile, Le origini dell’ideologia fascista : 1918-1925, Rome/Bari, Laterza, 1975
         (nouvelle éd. complétée, Bologne, Il Mulino, 1996) ; Il mito dello Stato nuovo dall’anti-
         giolittismo al fascismo, Roma/Bari, Laterza, 1982 (nouvelle édition révisée, Rome/Bari,
         Laterza, 1999) ; Storia del partito fascista. 1919-1922. Movimento e milizia, Rome,
         Laterza, 1989 ; La via italiana al totalitarismo. Il partito e lo Stato nel regime fascista,
         Rome, La Nuova Italia scientifica, 1995 (La voie italienne au totalitarisme. Le parti et
         l’État sous le régime fasciste, trad. de l’it. par Philippe Baillet, Paris, Éditions du Rocher,
         2004) ; La grande Italia. Ascesa e declino del mito della nazione nel ventesimo secolo,
         Milan, A. Mondadori, 1997 ; Fascismo e antifascismo. I partiti italiani fra le due guerre,
         Florence, Le Monnieur, 2000 ; « Il totalitarismo alla conquista della Camera alta », in
         Il totalitarismo alla conquista della Camera alta. Inventari e documenti, Soveria Mannelli,
         Rubbettino, 2002 ; Fascismo. Storia e interpretazioni, Rome/Bari, Laterza, 2002
         (Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, trad. de l’it. par Pierre-Emmanuel
         Dauzat, Paris, Gallimard, 2004) ; The Struggle for Modernity. Nationalism, Futurism,
         and Fascism, Westport, Praeger Publishers, 2003.
      3. E. Gentile, Il culto del littorio. La sacralizzazione della politica nell’Italia fascista, Rome,
         Laterza, 1993 (La religion fasciste, trad. de l’it. par Julien Gayrard, Paris, Perrin, 2002) ;
         Le religioni della politica. Fra democrazie et totalitarismi, Rome/Bari, Laterza, 2001 (Les
         religions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes, trad. de l’it. par Anna Colao,
         Paris, Seuil, 2005).
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 121

religion politique, ainsi que le sens que je leur donne : cette réflexion
sur les fonctions et les limites de ces concepts dans l’étude de l’his-
toire contemporaine constitue précisément le sujet qui m’a été pro-
posé par le responsable de ce numéro de notre revue.

      Il me faut tout d’abord préciser que mon interprétation du
fascisme procède non seulement de mes propres recherches histo-
riques, mais aussi d’une redéfinition critique du concept même de
totalitarisme à partir des définitions théoriques précédentes. Je
donne en effet du totalitarisme la définition suivante :
      Le totalitarisme est une expérience de domination politique
mise en œuvre par un mouvement révolutionnaire et organisée par
un parti à la discipline militaire.
      Le totalitarisme se caractérise par une conception intégraliste
de la politique et aspire au monopole du pouvoir ; après avoir
conquis ce dernier par des voies légales ou non, il s’attache à détruire
ou à transformer le régime préexistant pour construire un État nou-
veau, fondé sur le régime du parti unique.
      L’objectif principal du totalitarisme est de réaliser la conquête
de la société, c’est-à-dire la subordination, l’intégration et l’homo-
généisation des gouvernés : l’existence humaine, qu’elle soit indivi-
duelle ou collective, est considérée comme intégralement politique
et se voit interprétée selon les catégories, les mythes et les valeurs
d’une idéologie palingénésique, elle-même sacralisée sous la forme
d’une religion politique.
      La religion politique tend à remodeler l’individu et les masses
en provoquant une révolution anthropologique qui doit aboutir à la
régénération de l’être humain et à la création d’un homme nouveau.
      Cet homme nouveau est consacré corps et âme aux projets
révolutionnaires et expansionnistes du parti totalitaire, dont le but
ultime est alors la création d’une nouvelle civilisation supra-nationale.

      Cette définition est délibérément longue. J’ai cherché ici à
rendre immédiatement évident le lien étroit qui unit toutes les
composantes de ma définition du totalitarisme. Ces différents élé-
ments sont à la fois essentiels et complémentaires ; ils reflètent à
mon sens – autant que possible pour une définition théorique – la
réalité historique des expériences totalitaires advenues au cours du
20e siècle. Toutes ces composantes de ma définition du totalitarisme
– parti révolutionnaire, monopole du pouvoir, religion politique,
conquête de la société, révolution anthropologique, ambitions
122 – Emilio Gentile

      expansionnistes – sont reliées à la fois logiquement et chronologi-
      quement, et entretiennent entre elles des rapports dynamiques et
      dialectiques. Mon interprétation se distingue en cela de la plupart
      des théories du totalitarisme répandues jusqu’à présent ; ces der-
      nières construisent en effet leur définition principalement, si ce
      n’est exclusivement, sur le concept institutionnel de « régime tota-
      litaire » lui-même forgé avant tout sur les similitudes entre le régime
      nazi et le régime stalinien. Pour ma part, je pense que, de par sa
      nature même, le totalitarisme doit plutôt être considéré comme une
      expérience continue de domination politique ; en conséquence, il
      me semble que le concept de « régime totalitaire » gagne à être
      compris dans une perspective dynamique et non statique et doit
      être défini en tenant compte des circonstances historiques spécifi-
      ques dans lesquelles l’expérience totalitaire trouve son origine –
      même lorsque cette expérience, suivant telle ou telle théorie, n’est
      pas « parfaite » ou « achevée ».

            L’un des éléments constitutifs de ma définition du totalita-
      risme est la religion politique, c’est-à-dire :
            Une forme de religion qui, par la déification d’une entité sécu-
      lière, sacralise une idéologie, un mouvement ou un régime poli-
      tique. Cette entité séculière, transfigurée en mythe, se voit conférer
      le statut de source première et indiscutable du sens et de la fin de
      l’existence humaine.
            La religion politique ne peut accepter, en conséquence, la
      coexistence avec d’autres idéologies ou d’autres mouvements poli-
      tiques. À l’égard des institutions religieuses traditionnelles, elle
      adopte parfois un comportement hostile, cherchant dès lors à les
      détruire. Ou alors, la religion politique tente d’établir avec la reli-
      gion traditionnelle un rapport de coexistence symbiotique, la pre-
      mière cherchant à incorporer la seconde au sein de son propre
      système de croyances et de mythes, lui attribuant cependant un rôle
      seulement décoratif ou auxiliaire.
            La religion politique sanctifie également la violence, arme légi-
      time contre ceux qu’elle considère comme ses ennemis, à l’extérieur
      comme à l’intérieur ; la violence est également un instrument de
      régénération collective.
            La stricte observation des commandements de la religion poli-
      tique ainsi que la participation au culte politique sont imposées,
      l’autonomie de l’individu étant refusée pour mieux affirmer la pri-
      mauté de la communauté.
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 123

      Défini ainsi, le concept de religion politique ne désigne pas
seulement l’institution d’un système de croyances, de rites et de
symboles, mais touche également d’autres aspects fondamentaux
de l’expérience totalitaire déjà exposés plus haut : conquête de la
société, homogénéisation des individus, révolution anthropolo-
gique, création d’un nouvel être humain, ambitions expansion-
nistes pour construire une nouvelle civilisation supra-nationale. Les
concepts de « totalitarisme » et de « religion politique » tels que
définis ici constituent deux des piliers de mon interprétation du
phénomène fasciste, dont je donne une synthèse sous la forme
suivante :
      Le fascisme est un phénomène politique moderne, nationaliste
et révolutionnaire, anti-libéral et anti-marxiste.
      Le fascisme est organisé autour d’un parti-milice, pratique une
conception totalitaire de la politique et de l’État construite sur une
idéologie mythique, virile et anti-hédoniste.
      Cette idéologie se voit sacralisée au moyen d’ une religion
politique, qui affirme la primauté absolue de la nation conçue
comme communauté ethnique organique et homogène.
      La communauté nationale est strictement hiérarchisée au
sein d’un État corporatiste ; la vocation belliqueuse de ce dernier
l’incite à opter pour une politique de grandeur, de puissance et
de conquête, à la recherche d’un nouvel ordre et d’une nouvelle
civilisation.

      C’est au début des années 1970 que commence l’élaboration
de cette interprétation ; elle s’est par la suite développée tout au
long d’une période particulièrement féconde pour les recherches sur
le fascisme, période au cours de laquelle se sont imposés des thèmes,
des problèmes, aujourd’hui encore au cœur de la recherche histo-
rique et du débat théorique. L’actuel regain d’intérêt pour les pro-
blèmes du totalitarisme et de la religion politique n’est d’ailleurs
pas étranger à ce renouveau. Cette période a d’abord été celle de
l’approfondissement des connaissances historiques sur le fascisme ;
mais elle a aussi vu un renouvellement substantiel des thèmes de
recherche, des méthodes d’analyse, des perspectives et des interpré-
tations au cours de trois moments successifs. Ces trois moments,
nous pouvons les distinguer sommairement selon le type d’appro-
ches historiques, les thèmes et les problèmes qu’ils ont successive-
ment adoptés.
124 – Emilio Gentile

Le stade du renouveau

            Le premier moment de renouvellement de la recherche et de
      la réflexion sur le totalitarisme et le fascisme couvre une quinzaine
      d’années, depuis la moitié des années 1960 jusqu’à la fin des
      années 1970. Il se caractérise par des recherches empiriques appro-
      fondies sur ces thèmes, ainsi que par de nouvelles tentatives de
      définition d’une théorie générale du fascisme correspondant aux
      problèmes que le renouveau de la recherche contemporain avait
      fait émerger 4. L’un des résultats les plus importants de ce moment,
      son progrès majeur peut-être, aura été de rendre possible le déve-
      loppement postérieur de la recherche, et de mettre en chantier le
      dépassement de la représentation traditionnelle du fascisme en
      vigueur au début des années 1960 – représentation traditionnelle
      qui continuera cependant à orienter la recherche tout au long des
      années suivantes.

            Selon cette conception traditionnelle, le fascisme n’a pas eu
      d’individualité historique propre, au contraire du libéralisme, de la
      démocratie, du socialisme ou encore du communisme. Le fascisme
      n’aurait en somme été qu’un épiphénomène anti-historique et anti-
      moderne, sans culture et sans idéologie : rien de plus qu’un soulè-
      vement de mercenaires violents, au service de la bourgeoisie la plus
      réactionnaire, avec en guise de dirigeants des démagogues cyniques
      et opportunistes avides de pouvoir, pervertissant et assujettissant un
      peuple innocent et récalcitrant. Cette représentation expulse du
      cours de l’histoire contemporaine la tragique réalité du phénomène
      fasciste ; elle fait acte d’exorcisme et de consolation en réduisant le
      fascisme à une excroissance maligne étrangère au corps sain de la
      modernité. Les protagonistes du fascisme y sont dégradés au rang
      de fous diaboliques et inhumains, ou alors, à l’opposé, de bouffons
      caricaturaux. Diabolique ou trivial, le fascisme se voit ainsi renvoyé
      au rang de « négativité historique 5 ».


      4. Le progrès majeur de ce premier moment peut être évalué par la confrontation des
         résultats et des méthodes de deux sommes d’études sur le phénomène fasciste parues
         pendant à cette période : Stuart J. Woolf (dir.), European Fascism, Londres, Weidenfeld
         & Nicolson, 1968 et Walter Laqueur (dir.), Fascism: A Reader’s Guide, Aldershot,
         Wildwood House, 1976.
      5. Voir E. Gentile, « Fascism in Italian Historiography: In Search of an Individual His-
         torical Identity », Journal of Contemporary History, vol. 21, no 2, 1986, p. 179-208.
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 125

       Si une telle représentation a longtemps prévalu, c’est qu’elle
était considérée comme la seule cohérente avec une posture anti-
fasciste authentique – au point d’être érigée au rang de « représen-
tation sacrée », qui ne pouvait être remise en cause sans mettre en
doute l’antifascisme lui-même. En réalité, il s’agissait d’un grave
appauvrissement de la tradition antifasciste, celle-là même qui à
partir des années 1920 avait donné du fascisme une interprétation
polémique et systématique, et qui en avait aussi initié l’analyse
comme mouvement de masse et comme régime. Des commentaires
complexes à ce sujet avaient alors vu le jour, qui mettaient bien en
évidence les caractères particuliers du fascisme sur le plan idéolo-
gique, culturel, organisationnel et institutionnel. Ces commentaires
éclairaient également les liens entre d’un côté le fascisme, et de
l’autre la modernité et la transformation politique née de la moder-
nisation et de l’apparition de la société de masse. Et ce sont bien
des antifascistes, souvent même des victimes du fascisme, qui ont
les premiers utilisé dans l’analyse du fascisme les concepts de « tota-
litarisme » et de « religion politique » – quand ils ne furent pas les
inventeurs de ces concepts, comme c’est le cas pour le terme « tota-
litaire ». Au cœur de leur réflexion, il y avait le rôle de la pensée
mythique, la mobilisation des masses, le culte du chef, le parti
unique, l’organisation de la culture ou encore les projets de régé-
nération collective 6.

      Après la Seconde Guerre mondiale, ce corpus antifasciste
d’analyses historiques et théoriques du fascisme a été écarté, voire
totalement oublié, alors que la thèse de la « négativité historique »
définie plus haut dominait la pensée. Bien que plausible en appa-
rence, et peut-être convaincante pour de nombreux aspects du fas-
cisme, cette dernière représentation élude cependant un problème
fondamental : la nouveauté du fascisme comme mouvement et
régime politique, nouveauté qui exerça un immense pouvoir
d’attraction tant auprès des masses que d’intellectuels prestigieux.
L’ironie tragique de l’expérience fasciste réside peut-être précisé-
ment dans la « sincérité » de son irrationalité et de son idéologie :
le fascisme a peut-être été démagogique, mais on ne peut certaine-
ment pas l’accuser d’avoir dissimulé le projet de nouvelle société

6. Voir Hans Maier et Michael Schäfer (dirs.), Totalitarismus und Politische Religionen.
   Konzept des Diktaturvergleiches, Paderborn, Schöningh, 1996 ; E. Gentile, Les religions
   de la politique..., op. cit.
126 – Emilio Gentile

      que son idéologie cherchait à construire. C’est de manière franche
      et brutale qu’était proclamé le mépris fasciste pour la liberté, l’éga-
      lité, le bonheur et la paix comme idéaux de vie ; au contraire le
      fascisme exaltait l’irrationalité, la volonté de puissance d’une mino-
      rité d’élus, l’obéissance aveugle des masses, l’inégalité des individus,
      des classes, des nations et des races. L’éthique guerrière du fascisme
      prêchait le sacrifice, l’austérité, le mépris de l’hédonisme, le don
      total de soi à l’État, la discipline, une fidélité inconditionnelle, tout
      cela en réponse aux défis lancés par les perpétuelles nouvelles guerres
      déclarées au nom de la grandeur et de la puissance de la nation.
      Tout cela était proclamé en place publique, enseigné dans les écoles,
      affiché sur les façades et dans les rues. Et malgré cela, des millions
      de personnes cultivées ou incultes ont vu dans le fascisme une foi
      enthousiasmante, ainsi qu’une réponse au problème de l’existence
      sur terre ; tous ont considéré le système totalitaire comme une
      réponse efficace aux conflits de la société moderne, tous l’ont vu
      comme l’aurore d’une nouvelle ère de grandeur nationale, la nais-
      sance d’une « nouvelle civilisation » pour les siècles des siècles.

            Le fascisme affichait donc ouvertement ces intentions – face à
      ce problème, les principales écoles historiographiques de l’après
      Seconde Guerre mondiale, inspirées par le marxisme ou le libéra-
      lisme, sont longtemps restées muettes ou indifférentes. Comme l’a
      récemment observé Marco Gervasoni, « l’historiographie marxiste,
      malgré toutes ses nuances, est toujours restée comme stupéfaite
      devant l’irrationnel, qu’elle analyse souvent de manière réductrice
      comme le faux-nez d’intérêts économiques » ; quant à l’historiogra-
      phie libérale, elle « est toujours désemparée devant les réalisations des
      politiques de masse et finit dans de nombreux cas par partir de la
      psychologie des chefs pour expliquer les phénomènes totalitaires 7 ».
      Aussi le problème du succès fasciste a-t-il souvent été écarté, de
      même que les interrogations liées à la fascination exercée sur les
      masses par un fascisme qui proclamait ouvertement ses idées, ses
      intentions, ses propositions et ses objectifs. À défaut d’être simple-
      ment écartés, ces problèmes étaient occultés par une interprétation
      qui, réduisant tout à la démagogie, à l’opportunisme ou à la terreur,
      les rendait incompréhensibles et insolubles. C’est probablement


      7. Marco Gervasoni, « La storiografia di Emilio Gentile. Politica di massa e miti del XX
         secolo », Gli argomenti umani, février 2002, p. 85.
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 127

contre ce processus d’occultation que protestait en 1976 un intellec-
tuel juif victime du fascisme du nom de Primo Levi :
             Tous nous devons savoir, ou nous souvenir, que lorsqu’ils par-
      laient en public, Hitler et Mussolini étaient crus, applaudis, admirés,
      adorés comme des dieux. C’étaient des « chefs charismatiques », ils
      possédaient un mystérieux pouvoir de séduction qui ne devait rien
      à la crédibilité ou à la justesse des propos qu’ils tenaient mais qui
      venait de la façon suggestive dont ils les tenaient, à leur éloquence,
      à leur faconde d’histrions, peut-être innée, peut-être patiemment
      étudiée et mise au point. Les idées qu’ils proclamaient n’étaient pas
      toujours les mêmes et étaient en général aberrantes, stupides ou
      cruelles ; et pourtant ils furent acclamés et suivis jusqu’à leur mort
      par des milliers de fidèles. Il faut rappeler que ces fidèles, et parmi
      eux les exécuteurs zélés d’ordres inhumains, n’étaient pas des bour-
      reaux-nés, ce n’étaient pas – sauf rares exceptions – des monstres,
      c’étaient des hommes quelconques. Les monstres existent, mais ils
      sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui
      sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonction-
      naires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann,
      comme Höss, le commandant d’Auschwitz, comme Stangl, le
      commandant de Treblinka, comme, vingt ans après, les militaires
      français qui tuèrent en Algérie, et comme, trente ans après, les mili-
      taires américains qui tuèrent au Viêtnam 8.

      C’est en particulier pour chercher à comprendre les raisons de
la fascination exercée par le fascisme sur des millions de personnes
pendant l’entre-deux-guerres que s’est engagé le premier moment
de renouvellement de la recherche et de la réflexion historique ; et
c’est ainsi que quelques chercheurs, au début des années 1960, ont
commencé à étudier sérieusement l’idéologie et la culture fasciste,
établissant que le succès du régime n’était pas que le fruit de la
démagogie, de l’opportunisme de ses dirigeants ou encore de la
terreur. Le fascisme a également réussi grâce à sa propre capacité à
interpréter des aspirations, des désirs, des ambitions collectives ; et
cela sans dissimuler la conception brutale et belliqueuse de la vie
et de la politique qui l’animait, mais bien au contraire en la pro-
clamant ouvertement au peuple. Il est significatif qu’à l’origine de
ce renouvellement de la réflexion, on trouve un autre intellectuel
juif, George L. Mosse, lui aussi victime du nazisme, mais qui

8. Primo Levi, Si c’est un homme, trad. de l’italien par Martine Schruoffeneger, appendice
   de 1976, Paris, Julliard, 1987, p. 211-212.
128 – Emilio Gentile

      contrairement à Levi n’a pas eu à souffrir l’enfer des camps d’exter-
      mination. Mosse fut l’un des premiers historiens à oser mettre en
      doute la validité de la représentation du fascisme alors dominante
      et à briser le tabou de la « négativité historique ». Il entreprit une
      tâche historique : comprendre pourquoi ce qui l’avait persécuté avait
      pu exercer pareille fascination. Pour ce faire, Mosse étudia l’idéo-
      logie du fascisme, sa culture, son style politique, ne le considérant
      ainsi plus comme un phénomène extérieur à l’histoire contempo-
      raine. Bien au contraire, le fascisme était ici envisagé comme un
      régime plongeant ses racines dans l’histoire et la société de l’Europe
      moderne ; il n’avait pu s’affirmer à ce point que parce qu’il avait
      su interpréter puis représenter les aspirations de millions de per-
      sonnes – et cela en les associant dans l’émotion mythique et rituelle
      d’une nouvelle religion laïque.

            Mosse peut être considéré comme l’historien emblématique
      de ce premier moment de renouvellement des études sur le fas-
      cisme 9. Il en va de même pour le Journal of Contemporary History,
      qu’il fonda et dirigea en collaboration avec Walter Laqueur et dont
      la publication commença en 1966 par un numéro spécial sur le
      fascisme international. Dès le début de son article d’introduction
      sur la genèse du fascisme, Mosse marque clairement son refus des
      interprétations traditionnelles du fascisme : « Au cours de notre
      siècle, deux mouvements révolutionnaires ont marqué l’Europe :
      l’un trouve son origine dans le marxisme, l’autre est le fascisme 10. »

            La définition du fascisme que donne Juan Linz en 1976 peut
      également être considérée comme emblématique de ce premier
      moment d’études sur le phénomène fasciste – Linz commence par
      préciser que la définition du fascisme ne peut se contenter de néga-
      tions, mais « doit également prendre en considération son pouvoir
      d’attraction et sa conception de l’homme et de la société », avant
      d’ajouter que « nulle définition ne peut ignorer l’importance du style

      9. Voir E. Gentile, « A Provisional Dwelling: The Origin and Development of the
         Concept of Fascism in Mosse’s Historiography », in Stanley G. Payne, David J. Sorkin,
         John S. Tortorice (dirs.), What History Tells. George L. Mosse and the Culture of Modern
         Europe, Madison, University of Wisconsin Press, 2004, p. 41-109 ; voir également
         Roger Griffin, « Withstanding the Rush of Time: The Presence of Mosse’s Anthro-
         pological View of Fascism », in ibid., p. 110-133.
      10. Nous traduisons : George L. Mosse, « The Genesis of Fascism », Journal of Contem-
          porary History, vol. 1, no 1, 1966, p. 14-26.
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 129

distinctif [du fascisme], de sa rhétorique et de son système de sym-
boles, de ses chants et cérémonies et même de ces chemises de cou-
leur qui ont attiré tant de jeunes dans l’entre-deux-guerres ». Linz
conclut cependant que ni l’idéologie ni le style n’auraient été des
facteurs décisifs de réussite sans « les nouvelles formes d’organisation
et d’action politique » caractéristiques du fascisme. Pour toutes ces
raisons, Juan Linz donnait une définition du fascisme à plusieurs
dimensions, laquelle marquait un net dépassement par rapport à la
représentation traditionnelle de la « négativité historique » :

            Nous définissons le fascisme comme un mouvement hyperna-
     tionaliste, souvent pan-national, anti-parlementaire, antilibéral,
     anti-communiste, populiste et en conséquence anti-prolétarien, en
     partie anti-capitaliste et anti-bourgeois, anti-clérical ou au moins non-
     clérical. Son but est l’intégration nationale et sociale au moyen d’un
     parti unique et d’une représentation corporatiste, les deux n’étant pas
     toujours également promus. Le fascisme se caractérise également par
     un style et une rhétorique distinctifs, et repose sur des cadres activistes
     prêts à l’action violente associée à une forte participation électorale ; il
     s’agit, par une combinaison de tactiques légales et violentes, de gagner
     le pouvoir à des fins totalitaires. L’idéologie fasciste se distingue des
     partis conservateurs traditionnels par le fait suivant : elle appelle à
     l’incorporation d’une forme épurée de la tradition culturelle nationale
     au sein d’une nouvelle synthèse, et ce en réponse à l’émergence de
     nouvelles classes sociales et à l’apparition des problèmes sociaux et
     économiques, tout en proposant de nouvelles formes de mobilisation
     et de participation. Son pouvoir d’attraction fondé sur l’émotion, le
     mythe, l’idéalisme et l’action à partir d’une philosophe vitaliste
     s’adresse d’abord à ceux qui sont le moins intégrés dans la structure des
     classes – les jeunes, les étudiants, les soldats démobilisés – appelés à
     constituer une élite auto-désignée ; par la suite, elle en appelle égale-
     ment à tous ceux qui sont affectés à leur désavantage par le change-
     ment social et par les crises politiques et économiques. Appuyé par une
     mobilisation plébiscitaire des masses, le pouvoir d’attraction fasciste se
     nourrit d’une inflation de la solidarité nationale et du rejet des conflits
     et des clivages institutionnalisés dans les sociétés modernes et réclame
     donc la destruction et/ou la démobilisation des partis qui organisent
     ces clivages, en particulier les classes ouvrières sans oublier les partis
     cléricaux. Quant à l’hyper-nationalisme fasciste, il se reflète dans une
     hostilité profonde pour les organisations et les mouvements qui peu-
     vent être considérés à caractère international – qu’il s’agisse du
     communisme, du socialisme même, du capitalisme de la finance
     internationale, de l’Église catholique ou du moins du Vatican, ou
130 – Emilio Gentile

             encore de la franc-maçonnerie, de la Société des Nations, du pacifisme
             et des Juifs, même pour les mouvements fascistes qui ne sont ni
             antisémites ni racistes à l’origine 11.

            Les résultats les plus originaux obtenus par la recherche sur le
      fascisme jusqu’à la fin des années 1970 ont trouvé leur meilleure
      expression critique et systématique dans l’ouvrage de Stanley
      G. Payne, Fascism. Comparison and Definition publié en 1980.
      Payne y tire les conclusions des recherches et du débat théorique
      des années précédentes, en les intégrant dans une définition générale
      du fascisme ; celui-ci est considéré non plus comme une coagulation
      de négations, mais comme un phénomène politique nouveau et
      moderne, armé d’une idéologie et d’une culture propres et fort de
      caractéristiques à la fois révolutionnaires et réactionnaires :
                    Somme toute, le fascisme fut la seule idéologie majeure créée par
             le 20e siècle, et il n’est pas surprenant de voir certaines des ses caracté-
             ristiques les plus importantes refaire surface à d’autres moments, dans
             d’autres régions du globe, dans le discours de mouvements radicaux
             ou de régimes nationaux autoritaires – même si le profil de ces nou-
             veaux groupes est assez différent des fascismes européens tradition-
             nels. On peut préciser certains de ces traits caractéristiques :
                    1. Un autoritarisme permanent fondé sur un parti unique, auto-
             ritarisme qui n’est ni temporaire ni le prélude à l’internationalisme.
                    2. Un dirigeant charismatique au sommet du régime ou du
             parti, principe intégré par de nombreux régimes communistes et
             autres.
                    3. La recherche d’une idéologie ethnique synthétique, dis-
             tincte du libéralisme et du marxisme.
                    4. Un système d’État totalitaire et une économie politique
             fondée sur le corporatisme, le syndicalisme ou encore un socialisme
             partiel, système néanmoins plus limité et pluraliste que le modèle
             communiste.
                    5. Une philosophie de l’activisme volontariste, mais détachée
             de tout déterminisme philosophique.
                    Pour tous ces aspects, l’expérience fasciste fut fondamentale
             pour les révolutions et le nationalisme autoritaire mis en œuvre au
             cours du vingtième siècle 12.

      11. Nous traduisons : Juan J. Linz, « Some Notes Toward a Comparative Study of Fas-
          cism in Sociological Historical Perspective », in W. Laqueur (dir.), Fascism. A Reader’s
          Guide, op. cit., p. 24-26.
      12. Nous traduisons : Stanley G. Payne, Fascism. Comparison and Definition, Madison,
          University of Wisconsin Press, 1980, p. 211-212. La structure de cet ouvrage et son
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 131

      Par la suite, durant les années 1980 s’engage un autre
moment de la recherche sur le fascisme. Le débat théorique perd
alors de sa vigueur et devient en quelque sorte marginal : à ce
moment dominent en effet les études historiques sur les mou-
vements et régimes fascistes singuliers, études qui s’accompagnent
d’un certain scepticisme quant à la possibilité réelle de parvenir
à une définition théorique du fascisme – c’est-à-dire une défini-
tion capable de recueillir le consensus des chercheurs. Certains
historiens comme Karl D. Bracher et Renzo De Felice, armés
d’une réelle exigence lorsqu’il s’agit d’isoler les caractéristiques
spécifiques des mouvements et des régimes fascistes, vont jusqu’à
mettre en doute l’existence même d’un phénomène fasciste uni-
taire. Les recherches se poursuivent néanmoins durant cette
période, explorant certains des nouveaux champs ouverts lors de
la décennie précédente ; outre l’idéologie fasciste, les aspects poli-
tiques, organisationnels et institutionnels du phénomène sont
ainsi particulièrement étudiés.

      Mais c’est au début des années 1990 que commence un nou-
veau moment de la recherche historique, qui se distingue par un
regain d’intérêt pour le débat théorique au sujet du phénomène
fasciste ; l’attention des chercheurs s’oriente alors surtout vers les
aspects culturels et esthétiques de ce dernier, jusqu’à conférer à
l’idéologie et à la culture un rôle primordial dans les nouvelles
tentatives de définition du fascisme 13. Comme œuvre la plus emblé-
matique de ce moment, on peut citer The Nature of Fascism de
Roger Griffin, publié en 1991. Le chercheur britannique s’y livre
à un inventaire critique des principales interprétations du fascisme,
écartant définitivement celles qui ne tiennent plus debout face au
progrès de la connaissance et des analyses au cours des deux

    dispositif conceptuel ont été repris, mis à jour et complétés dans A History of Fascism
    1914-1945 (Madison, University of Wisconsin Press, 1995) du même auteur. Un autre
    ouvrage particulièrement représentatif de ce moment de la recherche sur le fascisme est
    Stein Ugelvik Larsen, Bernt Hagtvet, Jan Petter Myklebust (dirs.), Who Were the
    Fascists. Social Roots of European Fascism, Bergen/Oslo, Universitetsforlaget, 1980.
13. Pour un panorama complet du débat sur le phénomène fasciste après 1991, voir
    S. G. Payne, A History of Fascism 1914-1945, Madison, University of Wisconsin
    Press, 1995 ; R. Griffin (dir.), International Fascism. Theories, Causes and the New
    Consensus, Londres, Arnold, 1998 ; Joan Anton Mellon (dir.), Orden, Jerarquía y
    Comunidad. Fascismos, Dictaduras y Postfascismos en la Europa Contemporánea,
    Madrid, Tecnos, 2002 ; Alessandro Campi (dir.), Che cos’è il fascismo. Interpretazioni
    e prospettive di ricerca, Rome, Ideazione, 2003.
132 – Emilio Gentile

      décennies précédentes. Intégrant cette somme critique à sa théorie,
      Griffin propose une nouvelle « définition du fascisme construite
      principalement à partir de ses axiomes idéologiques positifs, axiomes
      d’où procèdent son style, ses structures et ses refus spécifiques 14 » ;
      Griffin en fait la synthèse en une seule phrase : « le fascisme est un
      genre d’idéologie politique dont le fondement mythique réalisé au
      travers de différentes permutations constitue une forme palingéné-
      sique d’ultranationalisme populiste 15 ».


Deux concepts refont surface

            Le regain d’intérêt de la part des chercheurs pour les problèmes
      du totalitarisme et de la religion politique est contemporain de ce
      troisième moment de la recherche sur le fascisme, moment qui
      perdure encore aujourd’hui. Il s’agit là du retour au cœur du débat
      historiographique de deux concepts qui, entre les années 1920 et
      les années 1950, avaient joué un rôle fondamental dans l’interpré-
      tation du fascisme – comme cela a été indiqué plus haut. Utilisés
      à l’origine par les principaux chercheurs antifascistes, les concepts
      de totalitarisme et de religion politique ont été contestés au cours
      des années 1950, avant d’être presque totalement exclus des outils
      d’analyse de l’histoire contemporaine ; ces concepts étaient alors
      considérés comme des instruments de la propagande anticommu-
      niste à l’œuvre pendant la guerre froide. Mais à l’heure où le système
      soviétique sombre dans le délabrement, le concept de totalitarisme
      semble en quelque sorte libéré de l’ostracisme auquel il avait été
      condamné par les chercheurs d’inspiration communiste ou plutôt
      favorables au communisme soviétique 16. Il en va de même pour le


      14. Nous traduisons : R. Griffin, The Nature of Fascism, Londres, St. Martin’s Press,
          1991, p. 14.
      15. Ibid., p. 26.
      16. Je me contenterai de citer, comme exemples de l’abondance des recherches dans ce
          domaine, quelques ouvrages publiés au cours de la dernière décennie : Jay Taylor,
          The Rise and Fall of Totalitarianism in the Twentieth Century, New York, Paragon
          House, 1993 ; Simon Tormey, Making Sense of Tyranny. Interpretations of Totalita-
          rianism, Manchester/New York, St. Martin’s Press, 1995 ; E. Gentile, La via italiana
          al totalitarismo. Il partito e lo Stato nel regime fascista, op. cit. ; Abbott Gleason, Tota-
          litarianism. The Inner History of the Cold War, New York/Oxford, Oxford University
          Press, 1995 ; H. Maier et M. Schafer (dirs.), Totalitarimus und Politische Religionen...,
          op. cit. ; Dictature, Absolutisme et Totalitarisme, numéro spécial de la Revue française
          d’histoire des idées politiques, no 6, 1997 ; Alfons Söllner, Ralf Walkenhus, Karin Wie-
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 133

problème de la religion politique : outre le renouveau des études
sur le totalitarisme que je viens de citer, la naissance ou renaissance
de manifestations contemporaines de sacralisation de la politique –
ou de politisation de la religion – ont sans doute contribué au retour
du concept sur le devant de la scène. On retrouve en effet dans ces
manifestations, sous un nouveau visage, certains aspects de l’enche-
vêtrement entre dimension religieuse et dimension politique carac-
téristique des phénomènes totalitaires 17.

    land (dirs.), Totalitarismus. Eine Ideengeschichte des 20 Jahrhunderts, Berlin, Akad.
    Verl, 1997 ; Wolfgang Wippermann, Totalitaismustheorien : die Entwicklung der Dis-
    kussion von den Anfängen bis heute, Darmstadt, Primus Verlag, 1997 ; Marcello Flo-
    rese (dir.), Nazismo, fascismo, comunismo. Totalitarismi a confronto, Milan, Monda-
    dori, 1998 ; Achim Siegel (dir.), The Totalitarian Paradigm after the End of Comunism.
    Towards a Theoretical Reassessment, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1998 ; Klaus-
    Dietmar Henke (dir.), Totalitarismus. Sechs Vorträge über Gehalt und Reichweite eines
    klassischen Konzepts der Diktaturforschung, Dresde, Hannah-Arendt-Institut für fors-
    chung, 1999 ; Johannes Klotz (éd.), Schlimmer als die Nazis. « Das Schwarzbuch des
    Kommunismus » und die neue Totalitarismusdebatte, Cologne, PapyRossa, 1999 ; Ber-
    nard Bruneteau, Les Totalitarismes, Paris, Armand Colin, 1999 ; « Totalitarismus und
    Liberalismus », Prokla, 2, juin 1999 ; Eckhard Jesse (dir.), Totalitarismus im 20 Jah-
    rhundert. Eine Bilanz der Internationalen Forschung, Baden-Baden, Nomos, 1999
    (deuxième édition) ; Michael Halberstam, Totalitarianism and the Modern Conception
    of Politics, New Haven/Londres, Yale University Press, 1999 ; Juan J. Linz, Totalita-
    rian and Authoritarian Regimes, Boulder/Londres, Lynne Rienner Publishers, 2000 ;
    Stéphane Courtois (dir.), Quand tombe la nuit. Origines et émergence des régimes tota-
    litaires en Europe 1930-1934, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2001 ; Fransisco Budi
    Hardiman, Die Herrschaft der Gleichen. Masse und totalitäre Herrschaft. Eine kritische
    Überprüfung der Texte von Simmel, Broch, Canetti und Hannah Arendt, Francfort,
    Peter Lang Verlagsgruppe, 2001 ; Enzo Traverso, Le Totalitarisme, Paris, Seuil, 2001 ;
    J. J. Linz, Fascismo, autoritarismo, totalitarismo. Connessioni e differenze, Rome, Idea-
    zione Editrice, 2003.
17. Là encore, je ne signalerai que certains ouvrages publiés pendant les dix dernières
    années : E. Gentile, Il culto del littorio..., op. cit. ; Albert Piette, Les religiosités séculières,
    Paris, PUF, 1993 ; H. Maier, Politische Religionen. Die totalitären Regime und das
    Christentum, Fribourg/Bâle, Herder, 1995 ; Sabine Behrenbeck, Der Kult um die toten
    Helden. Nationalistische Mythen, Riten und Symbole 1923 bis 1945 (Neuburg a.d.
    Donau, Vierow, 1996) ; Arthur Jay Klinghoffer, Red Apocalypse. The Religious Evo-
    lution of Soviet Communism, Lanham, University Press of America, 1996 ; H. Maier
    (dir.), Totalitarismus und Politische Religionen, op. cit. ; H. Maier et M. Schäfer (dirs.),
    Totalitarismus und Politische Religionen. Konzepte des Diktaturvergleichs, op. cit. ; Peter
    Berghoff, Der Tod des politischen Kollektives. Politische Religion und das Sterben und
    Töten für Volk, Nation und Rasse, Berlin, Akademie Verlag 1997 ; Yvonne Karow,
    Deutsches Opfer. Kultische Selbstauslöschung auf den Reichsparteitagen der NSDAP,
    Berlin, Akademie Verlag, 1997 ; Michael Ley, Apokalypse und Moderne. Ausätze zu
    politischen Religionen, Wien, 1997 ; Michael Ley et Julius H. Schoeps (dirs.), Der
    Nationalsozialismus als politische Religion, Bodenheim, Philo, 1997 ; Claus-Ekkehard
    Bärsch, Die politische Religion des Nationalsozialismus, Munich, W. Fink, 1998 ;
    Markus Huttner, Totalitarismus und Säkulare Religionen. Zur Frühgeschichte totalita-
    rismuskritischer Begriffs-und Theoriebildung in Großbritannien, Bonn, Bouvier, 1999 ;
134 – Emilio Gentile

            Cependant, au-delà des motifs contingents qui l’ont initié, le
      débat contemporain sur le totalitarisme et la religion politique ne
      peut se comprendre qu’en gardant ceci à l’esprit : sans le renouvel-
      lement de l’interprétation du fascisme opéré au cours des années
      1970 et 1980, ce débat ne serait tout simplement pas possible. Et
      je crois que mes recherches et réflexions sur le phénomène fasciste
      ainsi que sur ces deux concepts ont de quelque manière contribué
      à ce renouvellement ; il me semble d’ailleurs opportun de préciser
      ici que, contrairement à ce qu’une certaine critique a soutenu, mon
      interprétation du fascisme comme totalitarisme et religion politique
      précède de plusieurs années l’intérêt aujourd’hui porté à ces thèmes,
      et n’est donc pas née avec lui. J’ai commencé à élaborer cette inter-
      prétation dès les années 1970, ses prémisses apparaissant déjà dans
      mes travaux précédents ; comme ceux-ci examinaient le mythe de
      la régénération nationale et la recherche d’une nouvelle religion
      nationale laïque dans la culture italienne et les mouvements d’avant-
      garde du début du vingtième siècle, c’est à la fois par esprit de
      logique et par curiosité que j’en suis venu à m’occuper du fascisme,
      produit et héritier de cette culture 18.


Totalitarisme et religion politique dans la définition du fascisme

           Le sens de mon interprétation du fascisme comme totalita-
      risme était déjà formulé dans un article daté de 1974 :
                  L’élément essentiel (...) de l’idéologie fasciste fut l’affirmation
             du primat de l’action politique, c’est-à-dire le totalitarisme compris
             comme dissolution totale du privé dans le public, donc comme

          Klaus-Georg Riegel, « Transplanting the Political Religion of Marxism-Leninism to
          China: The Case of the Sun Yat-Sen University in Moscow (1925-1930) », in Karl-
          Heinz Pohl (dir.), Chinese Thought in a Global Context, Leiden/Boston/Cologne,
          Brill, 1999, p. 327-58 ; Hans Maier (dir.), Wege in die Gewalt. Die moderne politischen
          Religionen, Francfort, Fischer Taschenbuch Verlag, 2000 ; Marcela Cristi, From Civil
          to Political Religion. The Intersection of Culture, Religion and Politics, Waterloo
          (Ontario), Wilfrid Laurier University Press, 2001 ; E. Gentile, Le religioni della poli-
          tica..., op. cit.
      18. E. Gentile : « Papini, Prezzolini e Pareto e le origini del nazionalismo italiano », Clio,
          7 janvier 1971, p. 113-142 ; « La Voce » e l’età giolittiana, Milan, Pan, 1972 ; « Alcune
          considerazioni sull’ideologia fascista », Storia contempornea, vol. 5, no 1, 1974,
          p. 115-125 ; Le origini dell’ideologia fascista, op. cit. ; Mussolini e « La Voce », Florence,
          Sansoni, 1976 ; « La politica di Marinetti », Storia contemporanea, vol. 7, no 3, 1976,
          p. 15-38.
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 135

       subordination des valeurs touchant à la vie privée (religion, culture,
       morale, sentiments, etc.) à la valeur publique par excellence, la poli-
       tique. Cette dernière était conçue comme activisme, comme force
       pure et confrontation de forces, la victoire étant ici l’unique juge
       du succès. Le noyau constant de l’idéologie fasciste fut – et c’est là
       une conséquence du totalitarisme – une conception de l’État comme
       réalisation de la volonté de puissance d’une minorité activiste, entiè-
       rement consacrée à la réalisation de son mythe, de son idée-force.
       L’homme nouveau rêvé par les fascistes aurait été le produit d’une
       classe de Platon modernes, à la recherche d’un État organique et
       dynamique, considérant la politique comme une valeur absolue et
       sans autre fin qu’elle-même. Dans cette perspective, l’idéologie du
       fascisme fut la réalisation la plus complète de l’État totalitaire (surtout
       en raison de l’apport idéologique de l’idéalisme de Gentile), conçu
       comme une société strictement hiérarchisée et soumise à une aris-
       tocratie politique qui ne tirait sa légitimité que de la conquête et de
       la conservation du pouvoir. Le fascisme fut, avant tout, une idéologie
       de l’État, d’un État indestructible et totalitaire. Comme tel, il fut
       l’antithèse de l’idéologie communiste qui est une idéologie de la
       société, tendant vers la réalisation d’une société d’hommes libres et
       égaux, sans subordination des uns aux autres à cause de l’organisa-
       tion du pouvoir au sein de l’État 19.

     Dans le même article était également ébauchée une interpré-
tation du fascisme comme religion politique, celle-ci constituant
une conséquence logique du totalitarisme expliqué plus haut :
              De la conception fasciste de la vie découle une attitude fasciste
       face à la manière de faire de la politique, d’organiser la vie en société,
       de concevoir la finalité du groupe fasciste non pas suivant la logique
       et la persuasion, mais en faisant appel à l’instinct, à la foi, au sen-
       timent, à l’imagination, à la fascination magnétique du Chef. Le
       groupe fasciste était uni par la foi : le fasciste ne choisissait pas la
       doctrine, ne la discutait pas – plus que toute autre chose, il était un
       croyant et un combattant. Le fascisme apparaît dès lors comme une
       évasion loin de tout ce qui pouvait encadrer, mesurer la vie sociale
       et la priver ainsi de son versant pittoresque, mystique, héroïque et
       aventureux. L’aventure précisément, l’héroïsme, l’esprit de sacrifice,
       les rituels de masse, le culte des martyrs, les idéaux belliqueux et
       sportifs, la dévotion fanatique pour le Chef : tels étaient les attitudes
       du groupe fasciste 20.


19. E. Gentile, « Alcune considerazioni sull’ideologia fascista », art. cité, p. 120-121.
20. Ibid., p. 123.
136 – Emilio Gentile

            De cette conception fidéiste et intégraliste de la politique, je
      faisais découler la définition d’« une attitude essentiellement subjec-
      tive face à la politique, c’est-à-dire une conception esthétique de la
      vie politique », qui se manifeste au travers de « la politique comme
      spectacle » :
                  Les fascistes s’élevaient contre le matérialisme propre au capi-
           talisme et au communisme, alors que le fascisme exaltait au contraire
           les valeurs de l’esprit. Le matérialisme appauvrissait l’individu,
           devenu caricature de fonctionnaire soumis à la régularité bureaucra-
           tique, caricature d’ouvrier au service de la production et de la
           machine, caricature de citadin éduqué par la morale petite-bour-
           geoise du salaire, du bien-être, de l’indifférence face à la vie politique
           et sociale, renfermé sur son égoïsme, avili par le dégradant système
           collectiviste et étouffé dans l’anonymat urbain. Au contraire, le fas-
           cisme était le mouvement politique capable de rendre couleur et joie
           à la vie sociale. Dans l’État totalitaire la vie civile était un spectacle
           continu, où l’homme nouveau fasciste s’exaltait au sein de la masse
           mouvante mais ordonnée, exaltation procurée par la répétition de
           rites, par la vénération de symboles, par l’appel suggestif à la soli-
           darité collective ; tout cela jusqu’à atteindre en un instant chargé de
           tension psychologique et d’émotion la fusion mythique de l’indi-
           vidu, de la nation et de la race grâce à la médiation magique du
           guide. Même si l’on retrouve certains de ces aspects dans d’autres
           régimes totalitaires, il n’y a que dans le fascisme qu’ils étaient à ce
           point présentés comme idéal de la vie civile, et c’est seulement dans
           le cas de cette expérience que l’exaltation et le spectacle contribuè-
           rent à ce point au succès du régime. L’organisation du consensus de
           masse était, de fait, fondé sur ces cérémonies [...].

           Ces considérations aboutissaient finalement à une « revitalisa-
      tion » complète de la signification du fascisme dans l’histoire
      contemporaine, conçu ici comme expérience moderne de politique
      de masse.
                 Un système politique fondé sur l’irrationnel réduit presque
           inévitablement la participation politique individuelle et collective à
           un spectacle de masse. En méprisant l’idéalisme rationnel de
           l’homme, sa capacité à connaître la réalité à travers le filtre de la
           logique, le besoin humain de conviction et de compréhension, on
           réduit l’homme à une cellule perdue dans la foule. Dans ce contexte,
           la foule devient influençable, non pas par le discours rationnel, mais
           seulement par l’abus psychologique, la violence morale et la manipu-
           lation des consciences – la vie n’est alors plus qu’extériorité pure. En
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 137

       exaltant les fantasmes et l’imagination, en excitant les préjugés de
       groupe, les angoisses, les frustrations, les complexes de grandeur ou
       de misère, on détruit la capacité de choix et de critique de l’individu.
       Les symboles et les rites, les cérémonies de masse et la consécration
       mythique des actes banals de la vie sociale comme « La Bataille du
       grain » sont érigés au rang d’unique participation possible des masses
       au pouvoir politique. Les masses sont ici de simples spectatrices d’un
       drame qui les prend à parti mais se joue au-dessus d’elles 21.

      Mon interprétation du fascisme, construite à l’origine à partir
des dimensions idéologiques et culturelles du phénomène, s’est par
la suite développée en prenant en considération ses traits caracté-
ristiques en matière d’organisation et d’institutions. Il s’agit alors,
au travers d’une étude approfondie de l’histoire du parti et du
régime fasciste, de vérifier de quelle manière, par quels moyens et
dans quels buts fut mise en œuvre la conception totalitaire de la
politique fasciste. En 1984, à l’occasion d’un colloque sur le fas-
cisme et le national-socialisme, en cherchant à donner une synthèse
de mes recherches à ce sujet, j’ai proposé de définir le système
politique fasciste par l’expression césarisme totalitaire :
              Le fascisme fut une dictature charismatique de type césariste,
       intégrée au cœur d’une structure organisationnelle fidèle à un mythe
       totalitaire ; ce mythe a été consciemment adopté et opérait concrè-
       tement comme un code de comportement et un point de référence
       pour l’action et l’organisation de l’État et des masses 22.

      Le césarisme totalitaire définit l’aspect proprement institu-
tionnel du fascisme comme phénomène moderne et révolution-
naire 23. Mais la nature totalitaire de ce régime était, selon moi,


21. Ibid., p. 123-124. Je voudrais préciser ici qu’au moment de la rédaction de cet article,
    je ne connaissais pas les thèses de Walter Benjamin sur l’« esthétisation de la poli-
    tique » ; de même, l’ouvrage de Mosse sur la nationalisation des masses, où l’auteur
    faisait sien le concept d’« esthétique de la politique », n’avait pas encore été publié –
    il ne sortit en effet que l’année suivante. J’entends souligner par ces précisions que
    mon intérêt pour les aspects esthétiques, rituels et symboliques de la politique fasciste
    et pour la religion politique provenait alors directement, et j’irais jusqu’à dire spon-
    tanément, de mes recherches sur le fascisme et non de l’influence de Benjamin ou
    de Mosse.
22. E. Gentile, « Partito, Stato e Duce nella mitologia e nella organizzazione del fas-
    cismo », in Karl Dietrich Bracher et Leo Valiani, Fascismo e nazionalsocialismo,
    Bologne, Il Mulino, 1986, p. 265 (voir également E. Gentile, Qu’est-ce que le fas-
    cisme ?..., op. cit., p. 228-264).
23. E. Gentile : « Il fascismo fu una rivoluzione ? », Prospettive settanta, octobre-décembre
138 – Emilio Gentile

      antérieure à son institution : avant même la conquête du pouvoir, le
      Parti National Fasciste en présentait déjà les caractéristiques, comme
      « parti militaire ». J’explique ce point dans l’introduction au premier
      volume de l’histoire du Parti National Fasciste publié en 1989 :
                    L’orientation totalitaire du fascisme émergea avec le parti-
             milice, au cours des premières années de formation du Parti National
             Fasciste ; cette orientation conditionna par la suite l’action du mou-
             vement puis du régime. Au cours des années de pouvoir, l’expérience
             fasciste investit le terrain difficile laissé par les premières phases
             d’industrialisation et de modernisation dans la situation historique
             et sociale de l’Italie ; sa réalisation rencontra obstacles et résistances
             avant de se conclure par la catastrophe de la guerre. Cependant,
             constater l’échec des ambitions totalitaires du fascisme ne peut être
             un motif pour minimiser ou banaliser, comme on l’a fait jusqu’à
             présent, le poids et la signification historique de cette expérience
             singulière de domination politique : pendant vingt ans le PNF trans-
             forma l’Italie en un immense laboratoire où des millions d’hommes
             et de femmes furent associés, volontairement ou non, à une tentative
             de réalisation du mythe d’un État totalitaire, et furent appelés à
             former une nouvelle race d’Italiens élevés au sein de l’intégrité fas-
             ciste, dans l’idolâtrie du primat du politique et le culte de la volonté
             de puissance comme idéal suprême 24.

            Dans cette perspective, le concept de totalitarisme m’a semblé
      un instrument d’analyse fort utile, non seulement pour comprendre
      le devenir concret des événements historiques nés du fascisme, mais
      aussi pour relier théoriquement l’un à l’autre les éléments essentiels
      d’une définition du fascisme fidèle à la réalité historique. Cette
      définition prendrait en compte, unies au sein d’un processus dia-
      lectique, les dimensions organisationnelle, culturelle et institution-
      nelle du fascisme en livrant ses traits caractéristiques ; le fascisme
      serait ainsi :
                   1. Un mouvement de masse agrégeant les classes, mais où
             prévalent les classes moyennes parmi les cadres dirigeants et les mili-
             tants. Ces représentants des classes moyennes sont pour la plupart
             novices dans l’activité politique et s’organisent dans un parti-milice ;

          1979, p. 590-596 (également dans Qu’est-ce que le fascisme ?..., op. cit., p. 145-176) ;
          « Il fascismo », in Lucia Morra (dir.), L’Europa del XX secolo fra totalitarismo e demo-
          crazia, Faenza, Itaca, 1991, p. 101-110 ; « La modernità totalitaria », introduction à
          la nouvelle édition de Le origini dell’ideologia fascista, op. cit., p. 3-49.
      24. E. Gentile, Storia del partito fascista, op. cit., p. vii.
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 139

celui-ci construit son identité non sur la hiérarchie sociale et la classe
d’origine mais sur le sens de la camaraderie. Le parti se considère
comme investi d’une mission de régénération sociale et donc en état
de guerre contre ses adversaires politiques ; il cherche à conquérir
le monopole du pouvoir politique, en utilisant la terreur et les
compromis parlementaires avec les groupes dirigeants. Le pouvoir
servira à la création d’un nouveau régime construit sur les ruines de
la démocratie parlementaire.
       2. Une idéologie « anti-idéologique » et pragmatique, qui se
proclame anti-matérialiste, anti-individualiste, anti-libérale, anti-
démocratique, anti-marxiste, à tendance populiste et anti-capitaliste.
Cette idéologie s’exprime de manière esthétique plutôt que théo-
rique, à travers un nouveau style politique fait de mythes, de rites
et de symboles d’une religion laïque ; laquelle religion laïque s’érige
à partir d’un processus d’acculturation, de socialisation et d’intégra-
tion des masses dans la création d’un « homme nouveau ».
       3. Une culture fondée sur une pensée mythique et un sens
tragique et activiste de la vie conçue comme manifestation de la
volonté de puissance, mais aussi sur le mythe de la jeunesse sculptant
l’histoire et l’exaltation de la militarisation de la politique comme
modèle de vie et d’organisation collective.
       4. Une conception totalitaire du primat de la politique conçue
comme expérience intégrale à même de réaliser la fusion de l’individu
et des masses au sein de l’unité organique et mystique de la nation.
La nation est ici une communauté ethnique et morale, adoptant des
mesures de discrimination et de persécution contre ceux qui sont hors
de la communauté : les ennemis du régime, les races inférieures ou
dangereuses de quelque manière pour l’intégrité de la nation.
       5. Une éthique civile construite sur le sacrifice total de l’indi-
vidu à la communauté nationale, sur la discipline, la virilité, la cama-
raderie et l’esprit guerrier.
       6. Un parti unique chargé de pourvoir à la défense armée du
régime, de sélectionner les cadres dirigeants et d’organiser les masses
au sein de l’État sous la forme d’une mobilisation permanente par
l’émotion et la foi.
       7. Un appareil de police qui prévient, contrôle et réprime les
dissensions et l’opposition sans hésiter à recourir à la terreur
organisée.
       8. Un système politique ordonné autour de fonctions stricte-
ment hiérarchisées et désignées d’en haut – système dominé par la
figure du « chef », investi d’un caractère sacré et charismatique, qui
commande, dirige et coordonne les activités du parti et du régime.
       9. Une organisation corporative de l’économie, qui supprime la
liberté syndicale et amplifie la sphère d’intervention de l’État. Il s’agit
140 – Emilio Gentile

             de réaliser selon des principes technocratiques et solidaristes la pleine
             collaboration des « classes productives » sous le contrôle du régime –
             cela en préservant la propriété privée et la division des classes.
                   10. Une politique extérieure inspirée par le mythe de la puis-
             sance et de la grandeur nationale, avec pour objectif l’expansion
             impérialiste.

            Malgré sa division rhétorique en dix point distincts, cette défini-
      tion entend mettre en évidence les liens non seulement chronologiques
      mais surtout logiques qui unissent les dimensions organisationnelle,
      culturelle et institutionnelle du fascisme ; par fascisme, on désigne ici
      « l’une des premières expérimentations de domination totalitaire
      tentée au cours de l’époque moderne », ou alors « une religion poli-
      tique cherchant à réaliser dans ses institutions un nouveau sens de la
      communauté construit sur des fondements mystiques et religieux et
      bannissant par là-même la liberté de l’individu et des masses » 25.

            L’idée d’un lien génétique entre totalitarisme et sacralisation de
      la politique a été confirmée non seulement par l’étude de l’idéologie
      fasciste mais aussi par une connaissance plus approfondie des événe-
      ments historiques que le fascisme a provoqués. Quant à l’attention
      croissante pour la dimension rituelle et symbolique de ce phéno-
      mène, elle a été stimulée par l’étude concrète des politiques adressées
      aux masses par le parti puis par le régime fascistes : mythes et sym-
      boles y apparaissent comme le fondement d’une culture bâtie à partir
      de la pensée mythique et y jouent un rôle moteur en termes d’orga-
      nisation et de mobilisation collective 26. Confronter cette idée avec la
      « nouvelle politique » et le national-socialisme tels qu’ils sont ana-
      lysés par Mosse dans son ouvrage sur la nationalisation des masses
      m’a par la suite encouragé à aller plus avant dans l’analyse de l’expé-
      rience italienne et de ses différences par rapport au cas allemand ; je
      m’engageai cependant sur une voie différente de celle suivie par
      Mosse dans son étude du culte politique nazi 27. Ma réflexion a
      certainement été influencée par l’œuvre de Mosse, auteur qui le
      premier a soutenu que « le fascisme était une nouvelle religion » 28 ;


      25. Ibid., p. x.
      26. E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo dall’antigiolottismo al fascismo, op. cit., p. 249-252.
      27. Sur l’influence de l’ouvrage de Mosse dans l’élaboration de mon interprétation du
          fascisme comme religion politique, voir infra.
      28. Nous traduisons, G. L. Mosse, « E. Nolte on the Three Faces of Fascism », Journal of
          History of Ideas, 1966, p. 621-625.
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 141

mais ce n’est cependant pas son étude sur la nationalisation de masses
qui a suscité mon intérêt pour les aspects esthétiques, rituels et
symboliques du fascisme. Bien au contraire, je crois que la lecture de
Mosse m’a influencé pour ainsi dire en sens contraire, en me persua-
dant de l’existence de différences substantielles entre l’expérience
italienne et l’expérience allemande – son interprétation de la natio-
nalisation des masses et son concept de « nouvelle politique » me
semblant dès lors inapplicables au fascisme, comme je le faisais
observer en 1975 dans un compte-rendu du livre de Mosse :
            Même si certains aspects extérieurs ou particuliers du fascisme
      correspondent effectivement à l’idée de « nouvelle politique », il lui
      manque cependant les conditions essentielles de l’élaboration d’une
      liturgie nationale. L’unique théologie politique italienne a été le fait
      de la lignée Mazzini-Gioberti-Gentile, mais elle est restée intellec-
      tuelle. Le processus historique et social italien n’a jamais débouché
      sur l’élaboration d’une liturgie nationale répandue et partagée ; la
      seule liturgie, difficilement substituable, était la liturgie catholique.
      En somme, la religion laïque de la Nation fut seulement une foi
      partagée par peu d’hommes 29.

      La différence entre les traditions nationales à l’œuvre dans le
fascisme et le nazisme fut la donnée principale à partir de laquelle
se développa mon enquête sur la religion politique fasciste. La
matrice utilisée par Mosse dans son étude du nazisme n’était pas
exploitable pour cette enquête ; comme je le disais en 1982, le
fascisme dut pour une large part produire par lui-même son propre
culte politique :
            Le fascisme inventa son culte politique en utilisant quelques
      éléments de la pensée de Giuseppe Mazzini et du socialisme, mais
      aussi les cérémonies patriotiques de la grande guerre, les rites et
      symboles des combattants, le futurisme, l’arditismo et le fiumane-
      simo. Nous parlons d’invention parce que nous pensons, vu l’état
      actuel de nos connaissances, que le fascisme ne bénéficiait pas d’une
      tradition de religion laïque et de liturgie nationale largement
      répandue, partagée par des millions de personnes, analogue à la
      tradition que George L. Mosse place aux origines du culte politique


29. E. Gentile, « A Provisional Dwelling: The Origin and Development of the Concept
    of Fascism in Mosse’s Historiography », in Stanley G. Payne, David J. Sorkin, John
    S. Tortorice (dirs.), What History Tells. George L. Mosse and the Culture of Modern
    Europe, Madison, The University of Wisconsin Press, 2004, p. 41-109.
142 – Emilio Gentile

            nazi. Ceci explique la fragilité du culte politique fasciste, et l’impres-
            sion de formalisme grotesque et artificiel qu’il suscita souvent auprès
            des Italiens. Cette absence éclaire également le large recours aux rites
            et aux symboles de la Rome antique auquel se livra le fascisme, ainsi
            que la prédominance absolue, au cœur du nouveau culte politique,
            du culte spécifique voué au Duce ; ce culte exclusif finit par absorber
            tout autre objet de culte ou de foi politique fasciste, y compris la
            Nation ou l’État. À la différence du culte politique nazi, le cas
            fasciste n’était pas l’expression d’un processus avancé de nationali-
            sation des masses mais bien plus un instrument destiné à provoquer
            la nationalisation des masses. Il serait cependant erroné de conclure,
            à partir de ces observations, que le culte politique fasciste ne fut
            qu’un ridicule simulacre, utilisé de manière artificielle à des fins de
            propagande, et que son étude n’est pas pertinente pour la connais-
            sance de la nature du fascisme. En réalité, le culte politique inventé
            et adopté par le fascisme était parfaitement cohérent avec sa logique
            totalitaire et avec sa conception de l’homme et des masses 30.

            Mes recherches sur le culte politique fasciste se sont poursuivies
      tout au long des années 1980, en parallèle avec d’autres études sur
      l’histoire du parti et du régime fasciste. En 1993, ces recherches ont
      débouché sur la publication d’un ouvrage 31 portant précisément sur
      la sacralisation de la politique dans l’Italie fasciste ; les résultats
      exposés dans ce livre parurent sommairement dans un article publié
      en 1990 dans le Journal of Contemporary History, sous le titre Fascism
      as Political Religion. Afin de bâtir mon interprétation du fascisme
      comme religion politique, je m’attachais à reconsidérer le rapport
      entre sécularisation et sacralisation dans la société moderne : si le
      sacré en disparaît progressivement, on y assiste cependant à un pro-
      cessus continu de sacralisation du politique – « la politique assume
      désormais sa propre dimension religieuse », et cette dimension
      « atteint son paroxysme dans les mouvements totalitaires du ving-
      tième siècle » 32. C’est au cœur de ce processus que s’insère le pro-
      blème de la religion politique fasciste, au point de s’imposer comme
      l’une de ses principales manifestations au cours du vingtième siècle.
      Dans cette perspective, on ne peut nier le fait que la sacralisation du
      politique a été un aspect fondamental du fascisme dès son origine et
      a joué un rôle de plus en plus important tout au long de son

      30. E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo..., op. cit., p. 251.
      31. E. Gentile, La religion fasciste..., op. cit.
      32. Nous traduisons : E. Gentile, « Fascism as Political Religion », Journal of Contempo-
          rary History, no 25, 1990, p. 229.
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 143

     développement, en tant que religion politique « qui se plaça délibé-
     rément aux côtés de la religion traditionnelle et tenta d’incorporer
     cette dernière au sein de son propre système de valeurs, comme un
     allié dans la soumission des masses au pouvoir de l’État, quitte à
     ébranler le principe de primauté de la politique » ; religion politique
     incontestablement, parce que « en raison même de la nature totali-
     taire du fascisme, ainsi que de cette idée selon laquelle l’expérience
     politique consume tout, les frontières entre sphère politique et
     sphère religieuses tendaient à disparaître » 33.


La critique comme dénigrement et les infortunes
de l’arrogance pédante

           Mon interprétation du fascisme comme totalitarisme et comme
     religion politique a fait l’objet de diverses critiques. Je me limiterai à
     discuter ici les critiques négatives qui ne touchent pas seulement
     mon interprétation, ce qui serait en soi peut-être peu intéressant,
     mais qui manifestent également une aversion profonde et véritable
     pour les concepts de totalitarisme et de religion politique en eux-
     mêmes, ainsi que pour leur usage dans l’analyse de l’histoire
     contemporaine.

           La critique est fondamentale pour le progrès de la connais-
     sance. Le renouveau de l’historiographie et de l’interprétation du
     fascisme advenu au cours des trois dernières décennies n’aurait pas
     été possible sans la critique de l’historiographie et des interpréta-
     tions traditionnelles. Il me semble cependant que toutes les critiques
     ne sont pas également utiles pour le progrès des connaissances. Car
     certaines critiques, qu’il conviendrait peut-être davantage d’appeler
     dénigrements, cherchent avant tout à altérer une interprétation
     jusqu’à la falsification pour mieux la refuser. C’est pourquoi je vais
     m’attacher à réfuter ces critiques, afin de contribuer encore à la
     réflexion et au débat sur le fascisme, le totalitarisme et la religion
     politique. Il me semble qu’une telle réfutation peut éclairer les
     thèmes et les problèmes soumis au débat et éprouver la valeur véri-
     table des critiques négatives ; ces dernières manifestent générale-
     ment une aversion radicale pour toutes les interprétations qui se


     33. Ibid., p. 230-231.
144 – Emilio Gentile

      démarquent de la représentation du fascisme comme « négativité
      historique », au point de soutenir qu’une analyse du fascisme
      comme totalitarisme et religion politique n’est rien moins qu’une
      insidieuse manœuvre de réhabilitation.

            C’est ce qui est arrivé à mon interprétation. Le premier à avoir
      lancé cette accusation, il y a de cela trente ans, a aujourd’hui loya-
      lement fait amende honorable, en déclarant s’être mépris sur le sens
      de mon travail historiographique. Il a par ailleurs reconnu la valeur
      positive de mon analyse du fascisme comme totalitarisme, sans pour
      autant la partager entièrement 34. Avec quelque vingt années de
      retard, cette accusation a été reprise par certains, qui ont cherché
      à dénigrer mon interprétation en la qualifiant d’« anti-antifas-
      ciste » 35. Ceux qui ont formulé cette accusation se veulent

      34. Gianpasquale Santomassimo, « Le matricole del libro e moschetto », Il manifesto,
          15 juillet 2003 : « Tout le chemin parcouru par les recherches d’Emilio Gentile –
          que beaucoup ont mal compris à ses débuts, y compris l’auteur de ces lignes qui fait
          volontiers amende honorable – a cherché à mettre en évidence en premier lieu la
          culture, les symboles, les rites du fascisme comme phénomène totalitaire, pour évoluer
          finalement vers un examen toujours plus concret de la construction et de la conso-
          lidation d’un régime autoritaire qui veut être totalitaire. »
      35. C’est ce qu’a fait Richard Bosworth, qui soutient que mon interprétation du fascisme
          se caractérise par son « anti-antifascisme quasi systématique » (Richard James Boon
          Bosworth, The Italian Dictatorhip. Problems and Perspectives in the Interpretation of
          Mussolini and Fascism, Londres, Arnold, 1998, p. 22). Cet auteur prétend critiquer
          mon analyse du fascisme alors que ce qu’il présente comme tel n’est qu’une altération,
          voire une falsification de ma pensée, de manière à me faire apparaître comme « la
          personnalité la plus importante de la nouvelle génération d’anti-antifascistes néo-
          Rankiens » (ibid., p. 21). Pour accréditer cela, Bosworth expose, sous couvert de
          présenter mes idées, un tissu d’omissions, de citations hors de leur contexte, d’argu-
          ments contrefaits et m’attribue des affirmations qui ne sont rien d’autre que de pures
          inventions. Par exemple, Bosworth écrit que « en 1995, Gentile se crut autorisé à
          donner sa propre définition du fascisme » (p. 21-22) et expose ainsi de manière
          erronée comme une définition du fascisme ma définition du « Césarisme totalitaire »,
          laquelle ne concerne que le système politique fasciste ; en outre, Bosworth se trompe
          dans la date d’apparition de ce concept, formulé en 1986. De même, il donne une
          version falsifiée de mes idées lorsqu’il écrit que dans mon livre La grande Italia. Ascesa
          e declino del mito della nazione nel ventesimo secolo (op. cit.), je « prétends de manière
          provocante et curieusement nostalgique que l’identification populaire avec la nation
          italienne atteint son apogée en 1911 » (p. 24), alors que j’indique clairement dans ce
          livre que cette « identification populaire » de 1911 ne fut qu’apparente, ce que je
          démontre longuement dans un chapitre intitulé précisément « Les Italies de la monar-
          chie italienne ». Il n’est pas vrai non plus que mon interprétation du fascisme « comme
          une religion politique s’élève contre les thèses marxistes traditionnelles suivant les-
          quelles le fascisme fut l’expression d’une réalité de classe et d’une volonté de classe »
          (p. 24) : en réalité, dans mes recherches sur les origines du fascisme et l’histoire du
          parti fasciste, son identité en termes de classes est clairement posée, alors que la
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 145

probablement les uniques gardiens de l’unique interprétation
authentiquement antifasciste du fascisme, alors qu’elle ne révèle en
somme qu’une monstrueuse ignorance – ignorance du fascisme,
ignorance de l’antifascisme, ignorance de l’état actuel de la recherche

   description du fascisme en ces mêmes termes est également présente dans ma défi-
   nition du fascisme dans l’Enciclopedia Italiana ; Bosworth ne cite bien entendu pas
   cette définition, qui réfute tous les arguments qu’il soulève à mon encontre. C’est
   une autre falsification encore que de soutenir que, selon mon histoire du parti fasciste,
   « la nature réelle du PNF est, semble-t-il, d’ordre culturel » (p. 128), et encore une
   autre que cette manipulation d’une citation extraite de mon livre : mon affirmation
   « Le fascisme se considéra toujours comme mouvement et milice » devient dans le
   texte de Bosworth « Il s’agit d’une organisation qui a toujours été un mouvement et
   une milice » (idem), transformant une qualité attribuée au fascisme en une définition
   de ce dernier. Bosworth travestit encore mon interprétation lorsqu’il écrit que « Nous
   avons les assertions de Gentile, selon lesquelles le “peuple” italien voua progressive-
   ment, et jusqu’à un degré considérable, une foi sincère au fascisme » (p. 131) : pareille
   affirmation n’apparaît nulle part dans mes écrits, alors qu’en de nombreuses occasions
   j’ai exprimé un jugement différent de celui que Bosworth m’attribue. Il est également
   faux d’écrire que je soutiens la thèse de « l’authenticité des affirmations fascistes selon
   lesquelles le fascisme était parvenu à forger une société italienne totalitaire » (p. 235)
   – dans toutes les recherches qui abordent l’expérience totalitaire fasciste, je dis clai-
   rement que ce projet se conclut par un échec. Au-delà de toutes ces falsifications, et
   pour confirmer encore le caractère peu sérieux et peu digne de foi du livre que
   Bosworth consacre à mes interprétations du fascisme, il suffira de citer quelques
   exemples élémentaires. Bosworth affirme que je me suis assuré « une place dans les
   conseils de rédaction des revues Storia Contemporanea et Journal of Contemporary
   History » (p. 21) : la revue Storia Contemporanea n’a jamais eu de conseil de rédaction,
   et je n’ai jamais été qu’un collaborateur épisodique de cette publication. Par ailleurs,
   il est faux de soutenir que « L’œuvre de Gentile a recueilli les applaudissements dociles
   de sa faction académique. Cependant, parmi les historiens qui ne se réclament pas
   de De Felice, de nombreux doutes subsistent à son sujet » (p. 129). La plupart des
   jugements émis sur mes ouvrages par les historiens « non-De Feliciens » est pourtant
   plutôt positive ; c’est d’ailleurs surtout mon interprétation du fascisme comme tota-
   litarisme et sacralisation de la politique qui a retenu l’attention de ces historiens –
   comme le savent ceux qui connaissent même de manière superficielle les travaux de
   l’historiographie italienne sur le fascisme au cours des dernières décennies. Avec la
   même désinvolte ignorance, Bosworth affirme que des « personnages de premier
   plan... de l’Église Catholique » (p. 41) participèrent au premier gouvernement de
   Mussolini ; il place Rieti, ville du Lazio, dans le sud de l’Italie (p. 134), et désigne
   comme « préface anonyme » (p. 200, note 143) une préface à l’ouvrage de Renzo De
   Felice Mussolini l’alleato 1945-1945. II – La guerra civile 1943-1945 (Turin, Einaudi,
   1997) signée de la propre femme de l’historien, Livia De Felice. Enfin, pour en finir
   avec cet ouvrage superficiel et négligeable, il suffira d’observer l’assourdissante absence
   de références et de commentaires des interprétations du fascisme proposées par les
   plus remarquables représentants de l’historiographie italienne marxiste ou de gauche,
   comme, entre autres, Giorgio Candeloro, Giampiero Carocci, Enzo Collotti, Ernesto
   Ragionieri, Enzo Santarelli ou Piergiorgio Zunino. Car ces historiens proposent une
   image du fascisme profondément différente de celle de Bosworth, et c’est sans doute
   pour cela que les œuvres de la plupart d’entre eux ne figurent même pas dans la
   bibliographie du son livre.
146 – Emilio Gentile

     antifasciste italienne et, finalement, ignorance de ma propre inter-
     prétation du fascisme.

           Cette dernière, comme peut le constater aisément qui a effec-
     tivement lu mes travaux sur le fascisme et dispose d’une connais-
     sance réelle et non seulement rhétorique de la tradition antifas-
     ciste, a été élaborée à partir des thèses de chercheurs antifascistes
     comme Luigi Salvatorelli, Giovanni Amendola, Luigi Sturzo ou
     encore Lelio Basso. Alors que le fascisme ne s’était pas encore défi-
     nitivement engagé sur la voie de la dictature partisane, ces hommes
     figurèrent parmi les premiers à percevoir l’originalité et la nou-
     veauté du phénomène fasciste, à le comprendre et à l’analyser. Le
     fascisme était alors décrit comme une nouvelle expérience de domi-
     nation politique, mise en œuvre par un parti organisé sur un mode
     militaire ; ce parti avait conquis le monopole du pouvoir politique
     et se servait de ce monopole pour imposer son idéologie comme
     religion à toute la collectivité. Ces mêmes chercheurs antifascistes
     furent les premiers à inventer et à diffuser le concept de totalita-
     risme pour définir l’expérience fasciste de domination politique ;
     d’autres penseurs antifascistes ajoutèrent à cette définition le
     concept de religion politique, ces deux éléments apparaissant dès
     lors comme les deux facettes d’une même médaille 36. Née de cette
     tradition, mon interprétation a été acceptée par l’historiographie
     actuelle – y compris par des chercheurs appartenant à l’école his-
     toriographique marxiste. L’un des membres les plus respectés de
     cette école, Giampero Carocci, dans un compte-rendu de mon
     ouvrage Il culto del littorio (La religion fasciste) publié en 1993,
     acceptait ma thèse suivant laquelle « un aspect essentiel de l’État
     totalitaire est sa tendance à sacraliser la politique, à faire de cette
     dernière l’une des nombreuses religions laïques qui, comme le
     nationalisme, caractérisent la société moderne » ; Carocci recon-
     naissait ainsi l’importance du sujet étudié, et faisait observer que
     mon ouvrage comblait une lacune : « les sources consultées confir-
     ment amplement l’existence d’une religion fasciste, d’un culte du
     licteur, instrument fondamental pour provoquer la participation
     des masses à ce qui était – ou semblait être – la vie de la nation » 37.


     36. Voir E. Gentile, « The Sacralization of Politics... », art. cité, p. 40-41, et plus lon-
         guement E. Gentile, Les religions de la politique..., op. cit., p. 255-269.
     37. Giampiero Carocci, « Antropologia del fascismo », Lettera dall’Italia, juillet-août
         1993, p. 40.
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 147

     Qualifier mon interprétation du fascisme d’« anti-antifasciste »
paraît parfaitement paradoxal, ridicule même, si l’on garde à l’esprit
que cette interprétation a été surtout combattue par ceux qui, du
côté de la tradition politique et culturelle de droite, soutiennent
que le fascisme fut seulement un régime autoritaire et n’évolua
jamais jusqu’au totalitarisme 38. La négation du caractère totalitaire
du fascisme est l’expression d’une tendance plus générale que j’ai
nommée « dé-fascisation du fascisme » 39. Récemment, cette ten-
dance en est arrivée à présenter le régime fasciste comme une dic-
tature bienveillante, qui envoyait les antifascistes en vacances aux
frontières du pays et ne dégénéra qu’après l’alliance nouée avec le
national-socialisme, ce dernier lui ayant transmis le virus de l’anti-
sémitisme et du racisme. Dans la polémique autour de mon inter-
prétation du fascisme, les partisans de la thèse du fascisme non

38. La thèse d’un fascisme non totalitaire mais seulement autoritaire, qui ne devint dic-
    tature que par l’effet de circonstances involontaires et non par vocation a été l’inter-
    prétation de l’expérience fasciste proposée par le parti néo-fasciste Movimento Sociale
    Italiano, en particulier dans un article de Claudio Mantovani, « Quella benedetta
    follia... », publié par le journal du MSI Il Secolo d’Italia le 14 décembre 1986 : « Le
    fascisme n’en arriva à la dictature que par la force des choses, plutôt que par vocation.
    La dictature fasciste fut une théorie a posteriori, mais n’a jamais été prévue par le
    mouvement fasciste – car la dictature n’était conçue que comme une phase transitoire,
    déterminée par les contingences historiques et pas plus inéluctable qu’irréversible.
    Rien à voir avec le dogme léniniste de la “dictature du prolétariat”. Du reste, au
    temps même de la dictature, le régime fasciste se montra autoritaire, et non totalitaire.
    Il conquit le monopole du pouvoir politique – conquête qui déboucha sur un véritable
    consensus participatif et actif, et donc sur une légitimation – mais ne prétendit jamais
    faire de même dans les domaines économique et culturel. Rien à voir, encore une
    fois, avec le véritable totalitarisme moderne, le totalitarisme communiste, qui assu-
    jettissait de manière systématique et programmatique la politique, la culture, l’éco-
    nomie pour en détenir le contrôle exclusif et coercitif. » Cette thèse rejoint l’inter-
    prétation théorique du fascisme comme « régime autoritaire de mobilisation »,
    autoritaire et donc non totalitaire ; cette interprétation a été proposée par le polito-
    logue Domenico Fisichella, membre de premier plan de l’Alleanza Nationale, parti
    engendré par le MSI. Fisichella a rejeté catégoriquement et à plusieurs reprises mon
    interprétation du totalitarisme fascisme, sans jamais citer ni ma définition du totali-
    tarisme ni ma définition du fascisme ; il n’a également jamais discuté les faits ou les
    arguments qui construisent ces définitions. S’en tenant à l’état de la recherche his-
    toriographique sur le fascisme établi il y a trente ans, Fisichella refuse de prendre en
    compte la masse de nouvelles connaissances accumulées sur la réalité du régime fas-
    ciste par la nouvelle historiographie ; lorsqu’il affirme que ma « thèse d’une voie
    italienne vers le totalitarisme et d’une totalitarisation du régime repose essentiellement
    sur l’analyse de proclamations doctrinales et d’outils de propagande, parfois même
    de préceptes normatifs » sans faits concrets, Fisichella procède à une déformation
    assez évidente de mes recherches et de mon interprétation (Domenico Fisichella,
    Totalitarismo. Un regime del nostro tempo, Rome, Carocci, 2002, p. 10).
39. E. Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ?..., op. cit., p. 12-14.
148 – Emilio Gentile

      totalitaire, sans doute à court d’arguments convaincants, ont sou-
      vent invoqué l’autorité de Renzo De Felice – en citant des analyses
      que De Felice lui-même a plus tard modifiées ou réfutées, ou en
      mentionnant certaines phrases isolées et tirées de leur contexte pour
      démontrer que « le premier et le plus autorisé des critiques de l’inter-
      prétation de Gentile n’est autre que son propre maître, Renzo De
      Felice » 40. Mais en agissant ainsi, ces critiques tombent souvent
      dans ce que j’appelle « les malheurs de l’arrogance pédante » (gli
      infortuni dell’arroganza saccente), c’est-à-dire l’usage partial et
      déformé d’auteurs que l’on connaît peu et cite mal à propos 41.

           Déformation, falsification de mes idées : mon interprétation
      du fascisme comme religion politique a, elle aussi, subi les attaques
      du dénigrement critique – attaques sur deux fronts simultanés. Ce
      sont tout d’abord les chercheurs qui n’excluent pas l’importance
      des aspects rituels et symboliques du fascisme qui ont mis en doute


      40. Comme Marco Tarchi, Fascismo. Teorie, interpretazioni e modelli (Roma/Bari, Laterza,
          2003), p. 130.
      41. Le politologue Marco Tarchi a invoqué l’autorité de Renzo De Felice pour « démolir »
          mon interprétation du fascisme comme totalitarisme et comme religion politique.
          Pour le premier de ce termes, Tarchi écrit : « Nous avons la certitude que ce qui s’est
          développé en Italie au cours du 20e siècle fut un régime autoritaire de type classique,
          “même en chemise noire”, régime fortement influencé par les pays voisins et construit
          sur un compromis avec les institutions et les acteurs sociaux traditionnels – mais “les
          greffes démagogico-sociales” opérées sur le modèle autoritaire classique par le fascisme
          ne suffisent cependant pas à en faire un véritable régime totalitaire, malgré ses propres
          aspirations dans ce sens ; c’est ce qu’exprime Renzo De Felice dans un article de
          l’Enciclopedia del Novecento, rédigé vers le milieu des années 1970, et cette analyse
          est toujours d’actualité » (M. Tarchi, Fascismo..., op. cit., p. 132, citations de De Felice
          entre guillemets). Tarchi omet cependant de mentionner quelques détails : les mots
          de De Felice sont, dans leur version originale, précédés d’une prémisse au condi-
          tionnel ; de même, dans le paragraphe qui suit les phrases transcrites ici, De Felice
          précise, au sujet justement du fascisme comme « régime autoritaire de type classique »,
          qu’une « analyse à ce point superficielle et limitée aux faits serait partiale » (Renzo
          De Felice, « Fascismo », Enciclopedia del Novecento, Rome, Instituto della Enciclo-
          pedia Italiana, 1977, p. 915). Quant au fascisme comme religion politique, Tarchi
          soutient que De Felice, dans son Intervista sul fascismo (Rome/Bari, Laterza, 1975),
          « s’est clairement prononcé contre l’hypothèse de l’existence d’une forme quelconque
          de religion politique dans l’Italie du vingtième siècle » (Tarchi, Fascismo..., op. cit.,
          p. 130). Là encore, c’est De Felice lui-même qui dément Tarchi : dans ce même
          article sur le fascisme de l’Enciclopedia del Novecento, il affirmait en effet que le
          fascisme, comme le national-socialisme, se donnait un objectif complètement nou-
          veau, « transformer les foules en masses, en les organisant en un mouvement politique
          présentant les caractéristiques d’une religion laïque » (De Felice, « Fascismo », p. 920).
          Enfin, en ce qui concerne le jugement de De Felice sur mon interprétation, Tarchi
          commet une autre péché d’arrogance en évitant de mentionner – comme aurait dû
Fascisme, totalitarisme et religion politique – 149

mes analyses 42, bientôt suivis par d’autres, pour qui ces aspects ne
sont absolument pas pertinents dans l’entreprise de définition du
fascisme et qui par ailleurs considèrent « ridicule » l’étude du régime
fasciste comme totalitarisme 43. À ces derniers se sont associés
d’autres critiques, qui nient catégoriquement que l’on puisse appli-
quer le concept de religion au fascisme autrement que comme méta-
phore, et affirment également que mon analyse est le fruit de mon

    le faire une étude sérieuse sur les idées de De Felice – ce que ce même De Felice
    écrivait en 1982 au sujet de ma définition du totalitarisme fasciste : « Emilio Gentile
    a écrit à ce sujet des pages définitives, qui expliquent également fort bien l’essence
    du totalitarisme fasciste et ses profondes différences avec les totalitarismes nazi et
    staliniens » (Renzo De Felice, introduction à Renzo De Felice et Luigi Goglia (dirs.),
    Storia fotografica del fascismo, Rome/Bari, Laterza, 1982, p. xix). Face à une telle
    arrogance, je ne compte pas m’embarrasser de ce problème : a-t-on ici affaire à de
    l’ignorance ou à de la mauvaise foi ? Il peut toutefois être intéressant de noter que
    l’ouvrage de Tarchi a été publié par le même éditeur, et dans la même collection,
    que l’une de mes études critiques sur De Felice (E. Gentile, Renzo De Felice, Lo storico
    et il personaggio, Rome/Bari, Laterza, 2003) – j’y expose, en m’appuyant sur de lon-
    gues citations de l’évolution de son interprétation du régime fasciste jusqu’à la convic-
    tion finale, que la pensée de De Felice voyait bien dans le fascisme un régime
    totalitaire.
42. C’est le cas, par exemple, de Mabel Barezin, qui a appliqué la « méthode Bosworth »
    dans son compte-rendu de l’édition italienne de mon livre Il culto del littorio (La
    religion fasciste, op. cit.) ; là encore me sont attribuées des affirmations, des idées tout
    simplement fausses. Il n’est pas vrai, comme le dit Barezin, que je « considère que la
    représentation du pouvoir est égale à la réalité du pouvoir », que je ne « me penche
    jamais sur la manière dont les symboles et les rituels contribuent à la pratique poli-
    tique » et que j’« échoue à opérer une distinction analytique entre ceux qui produisent
    le rituel et les masses italiennes qui constituaient le public de pratiques symboliques.
    En résumé, Gentile échoue à faire la différence entre le mouvement et le régime, le
    parti et le peuple » (Journal of Modern Italian Studies, vol. 1, no 3, 1996, p. 470-472).
    En vérité, même si le sujet et l’objet de mon livre, comme cela est clairement dit
    dans l’introduction, est principalement « d’isoler et d’analyser l’origine, les motiva-
    tions, les formes et les buts du “culte du licteur”, concentrant pour cela l’attention
    surtout “sur les promoteurs et les propagateurs du culte du licteur” » (Gentile, Il culto
    del littorio, op. cit., p. viii), je dis néanmoins clairement dans mon introduction mes
    idées sur la fonction politique et les effets pratiques du « culte du licteur », ainsi que
    sur les réactions de la population, lorsqu’il est possible d’en trouver la trace docu-
    mentaire (ibid., p. 189-195 ; p. 292-297). Dans la conclusion de l’ouvrage, j’exprime
    encore une fois clairement mon jugement complet sur les effets du culte du licteur :
    « L’expérience totalitaire de la religion politique fasciste a échoué, au milieu des ruines
    d’une désastreuse défaite militaire, dans une guerre que le fascisme et l’antifascisme
    vécurent comme une “guerre de religion”. Les causes de pareil échec se trouvaient
    probablement dans la nature même de l’expérience fasciste, conduite dans l’euphorie
    d’un volontarisme prenant l’éphémère pour du durable, l’émotion pour l’adhésion,
    l’enthousiasme du succès pour une réelle confession de foi, les masses physiques de
    rassemblements monstrueux pour le corps conscient de la nation. Mais la même
    mésaventure est arrivée à d’autres expériences de religions laïques » (ibid., p. 313).
43. C’est ici le cas de Tobias Abse, qui, dans un article au sujet de la traduction anglaise
Gentile   le totalistarisme
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  • 1. varia EMILIO GENTILE Fascisme, totalitarisme et religion politique : Définitions et réflexions critiques sur les critiques d’une interprétation To be a historian is to seek to explain in human terms. If God speaks, it is not through him. If He speaks to others, the historian can not vouch for it. In this sense the historian is necessarily secularist. Yet, with equal force, nothing human is alien to him, and religion, whatever else it may be for true believers, is profoundly human. Cushing Strout, The New Heavens and New Earth Trois définitions pour une interprétation Depuis la dernière décennie du 20e siècle, la recherche histo- rique consacre une attention croissante aux problèmes du totalita- risme et de la religion politique, comme le montrent les ouvrages toujours plus nombreux publiés à ce sujet ainsi que la naissance en l’an 2000 de la revue Totalitarian Movements and Political Religions. Dans un article publié dans le premier numéro de cette revue, j’ai eu l’occasion d’exposer de manière systématique mon interprétation du rapport qu’entretiennent totalitarisme, religion laïque et moder- nité comme expression d’un phénomène plus général, la « sacrali- sation du politique ». Par ce terme, je désignais « la formation d’une Raisons politiques, no 22, mai 2006, p. 119-173. © 2006 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
  • 2. 120 – Emilio Gentile dimension religieuse à l’intérieur de la sphère politique, dimension distincte des institutions religieuses traditionnelles et autonome par rapport à ces dernières 1 ». Comme exemple historique concret non seulement du lien entre totalitarisme et religion politique mais aussi du rapport entre sacralisation politique et modernité, je citais, entre autres, le fascisme. Je considère en effet, pour des raisons déjà ample- ment illustrées dans mes travaux sur le parti, le régime et l’idéologie fascistes 2, que l’expérience du fascisme est une expérience totalitaire – on sait bien par ailleurs que le concept même de totalitarisme est né de cette expérience. Je considère également, en me fondant sur les recherches spécifiques conduites dans ce domaine, que le fas- cisme trouve sa place parmi les manifestations modernes de sacra- lisation de la politique 3. Cette interprétation du fascisme a provoqué diverses critiques, qui me semblent souvent dépasser la signification spécifique que je donne à ces concepts – et ce dans la mesure où ces critiques inter- rogent la validité même des concepts de totalitarisme et de religion politique comme instruments d’analyse historique, et donc leur uti- lisation dans l’interprétation de l’histoire contemporaine. Discuter de manière critique ces critiques de mon interprétation permettrait peut-être aujourd’hui d’éclairer les concepts de totalitarisme et de 1. Emilio Gentile, « The Sacralization of Politics: Definitions, Interprétations and Reflec- tions on the Question of Secular Religion and Totalitarianism », Totalitarian Move- ments and Political Religions, vol. 1, no 1, 2000, p. 18-55. 2. E. Gentile, Le origini dell’ideologia fascista : 1918-1925, Rome/Bari, Laterza, 1975 (nouvelle éd. complétée, Bologne, Il Mulino, 1996) ; Il mito dello Stato nuovo dall’anti- giolittismo al fascismo, Roma/Bari, Laterza, 1982 (nouvelle édition révisée, Rome/Bari, Laterza, 1999) ; Storia del partito fascista. 1919-1922. Movimento e milizia, Rome, Laterza, 1989 ; La via italiana al totalitarismo. Il partito e lo Stato nel regime fascista, Rome, La Nuova Italia scientifica, 1995 (La voie italienne au totalitarisme. Le parti et l’État sous le régime fasciste, trad. de l’it. par Philippe Baillet, Paris, Éditions du Rocher, 2004) ; La grande Italia. Ascesa e declino del mito della nazione nel ventesimo secolo, Milan, A. Mondadori, 1997 ; Fascismo e antifascismo. I partiti italiani fra le due guerre, Florence, Le Monnieur, 2000 ; « Il totalitarismo alla conquista della Camera alta », in Il totalitarismo alla conquista della Camera alta. Inventari e documenti, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2002 ; Fascismo. Storia e interpretazioni, Rome/Bari, Laterza, 2002 (Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, trad. de l’it. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 2004) ; The Struggle for Modernity. Nationalism, Futurism, and Fascism, Westport, Praeger Publishers, 2003. 3. E. Gentile, Il culto del littorio. La sacralizzazione della politica nell’Italia fascista, Rome, Laterza, 1993 (La religion fasciste, trad. de l’it. par Julien Gayrard, Paris, Perrin, 2002) ; Le religioni della politica. Fra democrazie et totalitarismi, Rome/Bari, Laterza, 2001 (Les religions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes, trad. de l’it. par Anna Colao, Paris, Seuil, 2005).
  • 3. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 121 religion politique, ainsi que le sens que je leur donne : cette réflexion sur les fonctions et les limites de ces concepts dans l’étude de l’his- toire contemporaine constitue précisément le sujet qui m’a été pro- posé par le responsable de ce numéro de notre revue. Il me faut tout d’abord préciser que mon interprétation du fascisme procède non seulement de mes propres recherches histo- riques, mais aussi d’une redéfinition critique du concept même de totalitarisme à partir des définitions théoriques précédentes. Je donne en effet du totalitarisme la définition suivante : Le totalitarisme est une expérience de domination politique mise en œuvre par un mouvement révolutionnaire et organisée par un parti à la discipline militaire. Le totalitarisme se caractérise par une conception intégraliste de la politique et aspire au monopole du pouvoir ; après avoir conquis ce dernier par des voies légales ou non, il s’attache à détruire ou à transformer le régime préexistant pour construire un État nou- veau, fondé sur le régime du parti unique. L’objectif principal du totalitarisme est de réaliser la conquête de la société, c’est-à-dire la subordination, l’intégration et l’homo- généisation des gouvernés : l’existence humaine, qu’elle soit indivi- duelle ou collective, est considérée comme intégralement politique et se voit interprétée selon les catégories, les mythes et les valeurs d’une idéologie palingénésique, elle-même sacralisée sous la forme d’une religion politique. La religion politique tend à remodeler l’individu et les masses en provoquant une révolution anthropologique qui doit aboutir à la régénération de l’être humain et à la création d’un homme nouveau. Cet homme nouveau est consacré corps et âme aux projets révolutionnaires et expansionnistes du parti totalitaire, dont le but ultime est alors la création d’une nouvelle civilisation supra-nationale. Cette définition est délibérément longue. J’ai cherché ici à rendre immédiatement évident le lien étroit qui unit toutes les composantes de ma définition du totalitarisme. Ces différents élé- ments sont à la fois essentiels et complémentaires ; ils reflètent à mon sens – autant que possible pour une définition théorique – la réalité historique des expériences totalitaires advenues au cours du 20e siècle. Toutes ces composantes de ma définition du totalitarisme – parti révolutionnaire, monopole du pouvoir, religion politique, conquête de la société, révolution anthropologique, ambitions
  • 4. 122 – Emilio Gentile expansionnistes – sont reliées à la fois logiquement et chronologi- quement, et entretiennent entre elles des rapports dynamiques et dialectiques. Mon interprétation se distingue en cela de la plupart des théories du totalitarisme répandues jusqu’à présent ; ces der- nières construisent en effet leur définition principalement, si ce n’est exclusivement, sur le concept institutionnel de « régime tota- litaire » lui-même forgé avant tout sur les similitudes entre le régime nazi et le régime stalinien. Pour ma part, je pense que, de par sa nature même, le totalitarisme doit plutôt être considéré comme une expérience continue de domination politique ; en conséquence, il me semble que le concept de « régime totalitaire » gagne à être compris dans une perspective dynamique et non statique et doit être défini en tenant compte des circonstances historiques spécifi- ques dans lesquelles l’expérience totalitaire trouve son origine – même lorsque cette expérience, suivant telle ou telle théorie, n’est pas « parfaite » ou « achevée ». L’un des éléments constitutifs de ma définition du totalita- risme est la religion politique, c’est-à-dire : Une forme de religion qui, par la déification d’une entité sécu- lière, sacralise une idéologie, un mouvement ou un régime poli- tique. Cette entité séculière, transfigurée en mythe, se voit conférer le statut de source première et indiscutable du sens et de la fin de l’existence humaine. La religion politique ne peut accepter, en conséquence, la coexistence avec d’autres idéologies ou d’autres mouvements poli- tiques. À l’égard des institutions religieuses traditionnelles, elle adopte parfois un comportement hostile, cherchant dès lors à les détruire. Ou alors, la religion politique tente d’établir avec la reli- gion traditionnelle un rapport de coexistence symbiotique, la pre- mière cherchant à incorporer la seconde au sein de son propre système de croyances et de mythes, lui attribuant cependant un rôle seulement décoratif ou auxiliaire. La religion politique sanctifie également la violence, arme légi- time contre ceux qu’elle considère comme ses ennemis, à l’extérieur comme à l’intérieur ; la violence est également un instrument de régénération collective. La stricte observation des commandements de la religion poli- tique ainsi que la participation au culte politique sont imposées, l’autonomie de l’individu étant refusée pour mieux affirmer la pri- mauté de la communauté.
  • 5. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 123 Défini ainsi, le concept de religion politique ne désigne pas seulement l’institution d’un système de croyances, de rites et de symboles, mais touche également d’autres aspects fondamentaux de l’expérience totalitaire déjà exposés plus haut : conquête de la société, homogénéisation des individus, révolution anthropolo- gique, création d’un nouvel être humain, ambitions expansion- nistes pour construire une nouvelle civilisation supra-nationale. Les concepts de « totalitarisme » et de « religion politique » tels que définis ici constituent deux des piliers de mon interprétation du phénomène fasciste, dont je donne une synthèse sous la forme suivante : Le fascisme est un phénomène politique moderne, nationaliste et révolutionnaire, anti-libéral et anti-marxiste. Le fascisme est organisé autour d’un parti-milice, pratique une conception totalitaire de la politique et de l’État construite sur une idéologie mythique, virile et anti-hédoniste. Cette idéologie se voit sacralisée au moyen d’ une religion politique, qui affirme la primauté absolue de la nation conçue comme communauté ethnique organique et homogène. La communauté nationale est strictement hiérarchisée au sein d’un État corporatiste ; la vocation belliqueuse de ce dernier l’incite à opter pour une politique de grandeur, de puissance et de conquête, à la recherche d’un nouvel ordre et d’une nouvelle civilisation. C’est au début des années 1970 que commence l’élaboration de cette interprétation ; elle s’est par la suite développée tout au long d’une période particulièrement féconde pour les recherches sur le fascisme, période au cours de laquelle se sont imposés des thèmes, des problèmes, aujourd’hui encore au cœur de la recherche histo- rique et du débat théorique. L’actuel regain d’intérêt pour les pro- blèmes du totalitarisme et de la religion politique n’est d’ailleurs pas étranger à ce renouveau. Cette période a d’abord été celle de l’approfondissement des connaissances historiques sur le fascisme ; mais elle a aussi vu un renouvellement substantiel des thèmes de recherche, des méthodes d’analyse, des perspectives et des interpré- tations au cours de trois moments successifs. Ces trois moments, nous pouvons les distinguer sommairement selon le type d’appro- ches historiques, les thèmes et les problèmes qu’ils ont successive- ment adoptés.
  • 6. 124 – Emilio Gentile Le stade du renouveau Le premier moment de renouvellement de la recherche et de la réflexion sur le totalitarisme et le fascisme couvre une quinzaine d’années, depuis la moitié des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970. Il se caractérise par des recherches empiriques appro- fondies sur ces thèmes, ainsi que par de nouvelles tentatives de définition d’une théorie générale du fascisme correspondant aux problèmes que le renouveau de la recherche contemporain avait fait émerger 4. L’un des résultats les plus importants de ce moment, son progrès majeur peut-être, aura été de rendre possible le déve- loppement postérieur de la recherche, et de mettre en chantier le dépassement de la représentation traditionnelle du fascisme en vigueur au début des années 1960 – représentation traditionnelle qui continuera cependant à orienter la recherche tout au long des années suivantes. Selon cette conception traditionnelle, le fascisme n’a pas eu d’individualité historique propre, au contraire du libéralisme, de la démocratie, du socialisme ou encore du communisme. Le fascisme n’aurait en somme été qu’un épiphénomène anti-historique et anti- moderne, sans culture et sans idéologie : rien de plus qu’un soulè- vement de mercenaires violents, au service de la bourgeoisie la plus réactionnaire, avec en guise de dirigeants des démagogues cyniques et opportunistes avides de pouvoir, pervertissant et assujettissant un peuple innocent et récalcitrant. Cette représentation expulse du cours de l’histoire contemporaine la tragique réalité du phénomène fasciste ; elle fait acte d’exorcisme et de consolation en réduisant le fascisme à une excroissance maligne étrangère au corps sain de la modernité. Les protagonistes du fascisme y sont dégradés au rang de fous diaboliques et inhumains, ou alors, à l’opposé, de bouffons caricaturaux. Diabolique ou trivial, le fascisme se voit ainsi renvoyé au rang de « négativité historique 5 ». 4. Le progrès majeur de ce premier moment peut être évalué par la confrontation des résultats et des méthodes de deux sommes d’études sur le phénomène fasciste parues pendant à cette période : Stuart J. Woolf (dir.), European Fascism, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1968 et Walter Laqueur (dir.), Fascism: A Reader’s Guide, Aldershot, Wildwood House, 1976. 5. Voir E. Gentile, « Fascism in Italian Historiography: In Search of an Individual His- torical Identity », Journal of Contemporary History, vol. 21, no 2, 1986, p. 179-208.
  • 7. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 125 Si une telle représentation a longtemps prévalu, c’est qu’elle était considérée comme la seule cohérente avec une posture anti- fasciste authentique – au point d’être érigée au rang de « représen- tation sacrée », qui ne pouvait être remise en cause sans mettre en doute l’antifascisme lui-même. En réalité, il s’agissait d’un grave appauvrissement de la tradition antifasciste, celle-là même qui à partir des années 1920 avait donné du fascisme une interprétation polémique et systématique, et qui en avait aussi initié l’analyse comme mouvement de masse et comme régime. Des commentaires complexes à ce sujet avaient alors vu le jour, qui mettaient bien en évidence les caractères particuliers du fascisme sur le plan idéolo- gique, culturel, organisationnel et institutionnel. Ces commentaires éclairaient également les liens entre d’un côté le fascisme, et de l’autre la modernité et la transformation politique née de la moder- nisation et de l’apparition de la société de masse. Et ce sont bien des antifascistes, souvent même des victimes du fascisme, qui ont les premiers utilisé dans l’analyse du fascisme les concepts de « tota- litarisme » et de « religion politique » – quand ils ne furent pas les inventeurs de ces concepts, comme c’est le cas pour le terme « tota- litaire ». Au cœur de leur réflexion, il y avait le rôle de la pensée mythique, la mobilisation des masses, le culte du chef, le parti unique, l’organisation de la culture ou encore les projets de régé- nération collective 6. Après la Seconde Guerre mondiale, ce corpus antifasciste d’analyses historiques et théoriques du fascisme a été écarté, voire totalement oublié, alors que la thèse de la « négativité historique » définie plus haut dominait la pensée. Bien que plausible en appa- rence, et peut-être convaincante pour de nombreux aspects du fas- cisme, cette dernière représentation élude cependant un problème fondamental : la nouveauté du fascisme comme mouvement et régime politique, nouveauté qui exerça un immense pouvoir d’attraction tant auprès des masses que d’intellectuels prestigieux. L’ironie tragique de l’expérience fasciste réside peut-être précisé- ment dans la « sincérité » de son irrationalité et de son idéologie : le fascisme a peut-être été démagogique, mais on ne peut certaine- ment pas l’accuser d’avoir dissimulé le projet de nouvelle société 6. Voir Hans Maier et Michael Schäfer (dirs.), Totalitarismus und Politische Religionen. Konzept des Diktaturvergleiches, Paderborn, Schöningh, 1996 ; E. Gentile, Les religions de la politique..., op. cit.
  • 8. 126 – Emilio Gentile que son idéologie cherchait à construire. C’est de manière franche et brutale qu’était proclamé le mépris fasciste pour la liberté, l’éga- lité, le bonheur et la paix comme idéaux de vie ; au contraire le fascisme exaltait l’irrationalité, la volonté de puissance d’une mino- rité d’élus, l’obéissance aveugle des masses, l’inégalité des individus, des classes, des nations et des races. L’éthique guerrière du fascisme prêchait le sacrifice, l’austérité, le mépris de l’hédonisme, le don total de soi à l’État, la discipline, une fidélité inconditionnelle, tout cela en réponse aux défis lancés par les perpétuelles nouvelles guerres déclarées au nom de la grandeur et de la puissance de la nation. Tout cela était proclamé en place publique, enseigné dans les écoles, affiché sur les façades et dans les rues. Et malgré cela, des millions de personnes cultivées ou incultes ont vu dans le fascisme une foi enthousiasmante, ainsi qu’une réponse au problème de l’existence sur terre ; tous ont considéré le système totalitaire comme une réponse efficace aux conflits de la société moderne, tous l’ont vu comme l’aurore d’une nouvelle ère de grandeur nationale, la nais- sance d’une « nouvelle civilisation » pour les siècles des siècles. Le fascisme affichait donc ouvertement ces intentions – face à ce problème, les principales écoles historiographiques de l’après Seconde Guerre mondiale, inspirées par le marxisme ou le libéra- lisme, sont longtemps restées muettes ou indifférentes. Comme l’a récemment observé Marco Gervasoni, « l’historiographie marxiste, malgré toutes ses nuances, est toujours restée comme stupéfaite devant l’irrationnel, qu’elle analyse souvent de manière réductrice comme le faux-nez d’intérêts économiques » ; quant à l’historiogra- phie libérale, elle « est toujours désemparée devant les réalisations des politiques de masse et finit dans de nombreux cas par partir de la psychologie des chefs pour expliquer les phénomènes totalitaires 7 ». Aussi le problème du succès fasciste a-t-il souvent été écarté, de même que les interrogations liées à la fascination exercée sur les masses par un fascisme qui proclamait ouvertement ses idées, ses intentions, ses propositions et ses objectifs. À défaut d’être simple- ment écartés, ces problèmes étaient occultés par une interprétation qui, réduisant tout à la démagogie, à l’opportunisme ou à la terreur, les rendait incompréhensibles et insolubles. C’est probablement 7. Marco Gervasoni, « La storiografia di Emilio Gentile. Politica di massa e miti del XX secolo », Gli argomenti umani, février 2002, p. 85.
  • 9. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 127 contre ce processus d’occultation que protestait en 1976 un intellec- tuel juif victime du fascisme du nom de Primo Levi : Tous nous devons savoir, ou nous souvenir, que lorsqu’ils par- laient en public, Hitler et Mussolini étaient crus, applaudis, admirés, adorés comme des dieux. C’étaient des « chefs charismatiques », ils possédaient un mystérieux pouvoir de séduction qui ne devait rien à la crédibilité ou à la justesse des propos qu’ils tenaient mais qui venait de la façon suggestive dont ils les tenaient, à leur éloquence, à leur faconde d’histrions, peut-être innée, peut-être patiemment étudiée et mise au point. Les idées qu’ils proclamaient n’étaient pas toujours les mêmes et étaient en général aberrantes, stupides ou cruelles ; et pourtant ils furent acclamés et suivis jusqu’à leur mort par des milliers de fidèles. Il faut rappeler que ces fidèles, et parmi eux les exécuteurs zélés d’ordres inhumains, n’étaient pas des bour- reaux-nés, ce n’étaient pas – sauf rares exceptions – des monstres, c’étaient des hommes quelconques. Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonction- naires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann, comme Höss, le commandant d’Auschwitz, comme Stangl, le commandant de Treblinka, comme, vingt ans après, les militaires français qui tuèrent en Algérie, et comme, trente ans après, les mili- taires américains qui tuèrent au Viêtnam 8. C’est en particulier pour chercher à comprendre les raisons de la fascination exercée par le fascisme sur des millions de personnes pendant l’entre-deux-guerres que s’est engagé le premier moment de renouvellement de la recherche et de la réflexion historique ; et c’est ainsi que quelques chercheurs, au début des années 1960, ont commencé à étudier sérieusement l’idéologie et la culture fasciste, établissant que le succès du régime n’était pas que le fruit de la démagogie, de l’opportunisme de ses dirigeants ou encore de la terreur. Le fascisme a également réussi grâce à sa propre capacité à interpréter des aspirations, des désirs, des ambitions collectives ; et cela sans dissimuler la conception brutale et belliqueuse de la vie et de la politique qui l’animait, mais bien au contraire en la pro- clamant ouvertement au peuple. Il est significatif qu’à l’origine de ce renouvellement de la réflexion, on trouve un autre intellectuel juif, George L. Mosse, lui aussi victime du nazisme, mais qui 8. Primo Levi, Si c’est un homme, trad. de l’italien par Martine Schruoffeneger, appendice de 1976, Paris, Julliard, 1987, p. 211-212.
  • 10. 128 – Emilio Gentile contrairement à Levi n’a pas eu à souffrir l’enfer des camps d’exter- mination. Mosse fut l’un des premiers historiens à oser mettre en doute la validité de la représentation du fascisme alors dominante et à briser le tabou de la « négativité historique ». Il entreprit une tâche historique : comprendre pourquoi ce qui l’avait persécuté avait pu exercer pareille fascination. Pour ce faire, Mosse étudia l’idéo- logie du fascisme, sa culture, son style politique, ne le considérant ainsi plus comme un phénomène extérieur à l’histoire contempo- raine. Bien au contraire, le fascisme était ici envisagé comme un régime plongeant ses racines dans l’histoire et la société de l’Europe moderne ; il n’avait pu s’affirmer à ce point que parce qu’il avait su interpréter puis représenter les aspirations de millions de per- sonnes – et cela en les associant dans l’émotion mythique et rituelle d’une nouvelle religion laïque. Mosse peut être considéré comme l’historien emblématique de ce premier moment de renouvellement des études sur le fas- cisme 9. Il en va de même pour le Journal of Contemporary History, qu’il fonda et dirigea en collaboration avec Walter Laqueur et dont la publication commença en 1966 par un numéro spécial sur le fascisme international. Dès le début de son article d’introduction sur la genèse du fascisme, Mosse marque clairement son refus des interprétations traditionnelles du fascisme : « Au cours de notre siècle, deux mouvements révolutionnaires ont marqué l’Europe : l’un trouve son origine dans le marxisme, l’autre est le fascisme 10. » La définition du fascisme que donne Juan Linz en 1976 peut également être considérée comme emblématique de ce premier moment d’études sur le phénomène fasciste – Linz commence par préciser que la définition du fascisme ne peut se contenter de néga- tions, mais « doit également prendre en considération son pouvoir d’attraction et sa conception de l’homme et de la société », avant d’ajouter que « nulle définition ne peut ignorer l’importance du style 9. Voir E. Gentile, « A Provisional Dwelling: The Origin and Development of the Concept of Fascism in Mosse’s Historiography », in Stanley G. Payne, David J. Sorkin, John S. Tortorice (dirs.), What History Tells. George L. Mosse and the Culture of Modern Europe, Madison, University of Wisconsin Press, 2004, p. 41-109 ; voir également Roger Griffin, « Withstanding the Rush of Time: The Presence of Mosse’s Anthro- pological View of Fascism », in ibid., p. 110-133. 10. Nous traduisons : George L. Mosse, « The Genesis of Fascism », Journal of Contem- porary History, vol. 1, no 1, 1966, p. 14-26.
  • 11. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 129 distinctif [du fascisme], de sa rhétorique et de son système de sym- boles, de ses chants et cérémonies et même de ces chemises de cou- leur qui ont attiré tant de jeunes dans l’entre-deux-guerres ». Linz conclut cependant que ni l’idéologie ni le style n’auraient été des facteurs décisifs de réussite sans « les nouvelles formes d’organisation et d’action politique » caractéristiques du fascisme. Pour toutes ces raisons, Juan Linz donnait une définition du fascisme à plusieurs dimensions, laquelle marquait un net dépassement par rapport à la représentation traditionnelle de la « négativité historique » : Nous définissons le fascisme comme un mouvement hyperna- tionaliste, souvent pan-national, anti-parlementaire, antilibéral, anti-communiste, populiste et en conséquence anti-prolétarien, en partie anti-capitaliste et anti-bourgeois, anti-clérical ou au moins non- clérical. Son but est l’intégration nationale et sociale au moyen d’un parti unique et d’une représentation corporatiste, les deux n’étant pas toujours également promus. Le fascisme se caractérise également par un style et une rhétorique distinctifs, et repose sur des cadres activistes prêts à l’action violente associée à une forte participation électorale ; il s’agit, par une combinaison de tactiques légales et violentes, de gagner le pouvoir à des fins totalitaires. L’idéologie fasciste se distingue des partis conservateurs traditionnels par le fait suivant : elle appelle à l’incorporation d’une forme épurée de la tradition culturelle nationale au sein d’une nouvelle synthèse, et ce en réponse à l’émergence de nouvelles classes sociales et à l’apparition des problèmes sociaux et économiques, tout en proposant de nouvelles formes de mobilisation et de participation. Son pouvoir d’attraction fondé sur l’émotion, le mythe, l’idéalisme et l’action à partir d’une philosophe vitaliste s’adresse d’abord à ceux qui sont le moins intégrés dans la structure des classes – les jeunes, les étudiants, les soldats démobilisés – appelés à constituer une élite auto-désignée ; par la suite, elle en appelle égale- ment à tous ceux qui sont affectés à leur désavantage par le change- ment social et par les crises politiques et économiques. Appuyé par une mobilisation plébiscitaire des masses, le pouvoir d’attraction fasciste se nourrit d’une inflation de la solidarité nationale et du rejet des conflits et des clivages institutionnalisés dans les sociétés modernes et réclame donc la destruction et/ou la démobilisation des partis qui organisent ces clivages, en particulier les classes ouvrières sans oublier les partis cléricaux. Quant à l’hyper-nationalisme fasciste, il se reflète dans une hostilité profonde pour les organisations et les mouvements qui peu- vent être considérés à caractère international – qu’il s’agisse du communisme, du socialisme même, du capitalisme de la finance internationale, de l’Église catholique ou du moins du Vatican, ou
  • 12. 130 – Emilio Gentile encore de la franc-maçonnerie, de la Société des Nations, du pacifisme et des Juifs, même pour les mouvements fascistes qui ne sont ni antisémites ni racistes à l’origine 11. Les résultats les plus originaux obtenus par la recherche sur le fascisme jusqu’à la fin des années 1970 ont trouvé leur meilleure expression critique et systématique dans l’ouvrage de Stanley G. Payne, Fascism. Comparison and Definition publié en 1980. Payne y tire les conclusions des recherches et du débat théorique des années précédentes, en les intégrant dans une définition générale du fascisme ; celui-ci est considéré non plus comme une coagulation de négations, mais comme un phénomène politique nouveau et moderne, armé d’une idéologie et d’une culture propres et fort de caractéristiques à la fois révolutionnaires et réactionnaires : Somme toute, le fascisme fut la seule idéologie majeure créée par le 20e siècle, et il n’est pas surprenant de voir certaines des ses caracté- ristiques les plus importantes refaire surface à d’autres moments, dans d’autres régions du globe, dans le discours de mouvements radicaux ou de régimes nationaux autoritaires – même si le profil de ces nou- veaux groupes est assez différent des fascismes européens tradition- nels. On peut préciser certains de ces traits caractéristiques : 1. Un autoritarisme permanent fondé sur un parti unique, auto- ritarisme qui n’est ni temporaire ni le prélude à l’internationalisme. 2. Un dirigeant charismatique au sommet du régime ou du parti, principe intégré par de nombreux régimes communistes et autres. 3. La recherche d’une idéologie ethnique synthétique, dis- tincte du libéralisme et du marxisme. 4. Un système d’État totalitaire et une économie politique fondée sur le corporatisme, le syndicalisme ou encore un socialisme partiel, système néanmoins plus limité et pluraliste que le modèle communiste. 5. Une philosophie de l’activisme volontariste, mais détachée de tout déterminisme philosophique. Pour tous ces aspects, l’expérience fasciste fut fondamentale pour les révolutions et le nationalisme autoritaire mis en œuvre au cours du vingtième siècle 12. 11. Nous traduisons : Juan J. Linz, « Some Notes Toward a Comparative Study of Fas- cism in Sociological Historical Perspective », in W. Laqueur (dir.), Fascism. A Reader’s Guide, op. cit., p. 24-26. 12. Nous traduisons : Stanley G. Payne, Fascism. Comparison and Definition, Madison, University of Wisconsin Press, 1980, p. 211-212. La structure de cet ouvrage et son
  • 13. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 131 Par la suite, durant les années 1980 s’engage un autre moment de la recherche sur le fascisme. Le débat théorique perd alors de sa vigueur et devient en quelque sorte marginal : à ce moment dominent en effet les études historiques sur les mou- vements et régimes fascistes singuliers, études qui s’accompagnent d’un certain scepticisme quant à la possibilité réelle de parvenir à une définition théorique du fascisme – c’est-à-dire une défini- tion capable de recueillir le consensus des chercheurs. Certains historiens comme Karl D. Bracher et Renzo De Felice, armés d’une réelle exigence lorsqu’il s’agit d’isoler les caractéristiques spécifiques des mouvements et des régimes fascistes, vont jusqu’à mettre en doute l’existence même d’un phénomène fasciste uni- taire. Les recherches se poursuivent néanmoins durant cette période, explorant certains des nouveaux champs ouverts lors de la décennie précédente ; outre l’idéologie fasciste, les aspects poli- tiques, organisationnels et institutionnels du phénomène sont ainsi particulièrement étudiés. Mais c’est au début des années 1990 que commence un nou- veau moment de la recherche historique, qui se distingue par un regain d’intérêt pour le débat théorique au sujet du phénomène fasciste ; l’attention des chercheurs s’oriente alors surtout vers les aspects culturels et esthétiques de ce dernier, jusqu’à conférer à l’idéologie et à la culture un rôle primordial dans les nouvelles tentatives de définition du fascisme 13. Comme œuvre la plus emblé- matique de ce moment, on peut citer The Nature of Fascism de Roger Griffin, publié en 1991. Le chercheur britannique s’y livre à un inventaire critique des principales interprétations du fascisme, écartant définitivement celles qui ne tiennent plus debout face au progrès de la connaissance et des analyses au cours des deux dispositif conceptuel ont été repris, mis à jour et complétés dans A History of Fascism 1914-1945 (Madison, University of Wisconsin Press, 1995) du même auteur. Un autre ouvrage particulièrement représentatif de ce moment de la recherche sur le fascisme est Stein Ugelvik Larsen, Bernt Hagtvet, Jan Petter Myklebust (dirs.), Who Were the Fascists. Social Roots of European Fascism, Bergen/Oslo, Universitetsforlaget, 1980. 13. Pour un panorama complet du débat sur le phénomène fasciste après 1991, voir S. G. Payne, A History of Fascism 1914-1945, Madison, University of Wisconsin Press, 1995 ; R. Griffin (dir.), International Fascism. Theories, Causes and the New Consensus, Londres, Arnold, 1998 ; Joan Anton Mellon (dir.), Orden, Jerarquía y Comunidad. Fascismos, Dictaduras y Postfascismos en la Europa Contemporánea, Madrid, Tecnos, 2002 ; Alessandro Campi (dir.), Che cos’è il fascismo. Interpretazioni e prospettive di ricerca, Rome, Ideazione, 2003.
  • 14. 132 – Emilio Gentile décennies précédentes. Intégrant cette somme critique à sa théorie, Griffin propose une nouvelle « définition du fascisme construite principalement à partir de ses axiomes idéologiques positifs, axiomes d’où procèdent son style, ses structures et ses refus spécifiques 14 » ; Griffin en fait la synthèse en une seule phrase : « le fascisme est un genre d’idéologie politique dont le fondement mythique réalisé au travers de différentes permutations constitue une forme palingéné- sique d’ultranationalisme populiste 15 ». Deux concepts refont surface Le regain d’intérêt de la part des chercheurs pour les problèmes du totalitarisme et de la religion politique est contemporain de ce troisième moment de la recherche sur le fascisme, moment qui perdure encore aujourd’hui. Il s’agit là du retour au cœur du débat historiographique de deux concepts qui, entre les années 1920 et les années 1950, avaient joué un rôle fondamental dans l’interpré- tation du fascisme – comme cela a été indiqué plus haut. Utilisés à l’origine par les principaux chercheurs antifascistes, les concepts de totalitarisme et de religion politique ont été contestés au cours des années 1950, avant d’être presque totalement exclus des outils d’analyse de l’histoire contemporaine ; ces concepts étaient alors considérés comme des instruments de la propagande anticommu- niste à l’œuvre pendant la guerre froide. Mais à l’heure où le système soviétique sombre dans le délabrement, le concept de totalitarisme semble en quelque sorte libéré de l’ostracisme auquel il avait été condamné par les chercheurs d’inspiration communiste ou plutôt favorables au communisme soviétique 16. Il en va de même pour le 14. Nous traduisons : R. Griffin, The Nature of Fascism, Londres, St. Martin’s Press, 1991, p. 14. 15. Ibid., p. 26. 16. Je me contenterai de citer, comme exemples de l’abondance des recherches dans ce domaine, quelques ouvrages publiés au cours de la dernière décennie : Jay Taylor, The Rise and Fall of Totalitarianism in the Twentieth Century, New York, Paragon House, 1993 ; Simon Tormey, Making Sense of Tyranny. Interpretations of Totalita- rianism, Manchester/New York, St. Martin’s Press, 1995 ; E. Gentile, La via italiana al totalitarismo. Il partito e lo Stato nel regime fascista, op. cit. ; Abbott Gleason, Tota- litarianism. The Inner History of the Cold War, New York/Oxford, Oxford University Press, 1995 ; H. Maier et M. Schafer (dirs.), Totalitarimus und Politische Religionen..., op. cit. ; Dictature, Absolutisme et Totalitarisme, numéro spécial de la Revue française d’histoire des idées politiques, no 6, 1997 ; Alfons Söllner, Ralf Walkenhus, Karin Wie-
  • 15. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 133 problème de la religion politique : outre le renouveau des études sur le totalitarisme que je viens de citer, la naissance ou renaissance de manifestations contemporaines de sacralisation de la politique – ou de politisation de la religion – ont sans doute contribué au retour du concept sur le devant de la scène. On retrouve en effet dans ces manifestations, sous un nouveau visage, certains aspects de l’enche- vêtrement entre dimension religieuse et dimension politique carac- téristique des phénomènes totalitaires 17. land (dirs.), Totalitarismus. Eine Ideengeschichte des 20 Jahrhunderts, Berlin, Akad. Verl, 1997 ; Wolfgang Wippermann, Totalitaismustheorien : die Entwicklung der Dis- kussion von den Anfängen bis heute, Darmstadt, Primus Verlag, 1997 ; Marcello Flo- rese (dir.), Nazismo, fascismo, comunismo. Totalitarismi a confronto, Milan, Monda- dori, 1998 ; Achim Siegel (dir.), The Totalitarian Paradigm after the End of Comunism. Towards a Theoretical Reassessment, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1998 ; Klaus- Dietmar Henke (dir.), Totalitarismus. Sechs Vorträge über Gehalt und Reichweite eines klassischen Konzepts der Diktaturforschung, Dresde, Hannah-Arendt-Institut für fors- chung, 1999 ; Johannes Klotz (éd.), Schlimmer als die Nazis. « Das Schwarzbuch des Kommunismus » und die neue Totalitarismusdebatte, Cologne, PapyRossa, 1999 ; Ber- nard Bruneteau, Les Totalitarismes, Paris, Armand Colin, 1999 ; « Totalitarismus und Liberalismus », Prokla, 2, juin 1999 ; Eckhard Jesse (dir.), Totalitarismus im 20 Jah- rhundert. Eine Bilanz der Internationalen Forschung, Baden-Baden, Nomos, 1999 (deuxième édition) ; Michael Halberstam, Totalitarianism and the Modern Conception of Politics, New Haven/Londres, Yale University Press, 1999 ; Juan J. Linz, Totalita- rian and Authoritarian Regimes, Boulder/Londres, Lynne Rienner Publishers, 2000 ; Stéphane Courtois (dir.), Quand tombe la nuit. Origines et émergence des régimes tota- litaires en Europe 1930-1934, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2001 ; Fransisco Budi Hardiman, Die Herrschaft der Gleichen. Masse und totalitäre Herrschaft. Eine kritische Überprüfung der Texte von Simmel, Broch, Canetti und Hannah Arendt, Francfort, Peter Lang Verlagsgruppe, 2001 ; Enzo Traverso, Le Totalitarisme, Paris, Seuil, 2001 ; J. J. Linz, Fascismo, autoritarismo, totalitarismo. Connessioni e differenze, Rome, Idea- zione Editrice, 2003. 17. Là encore, je ne signalerai que certains ouvrages publiés pendant les dix dernières années : E. Gentile, Il culto del littorio..., op. cit. ; Albert Piette, Les religiosités séculières, Paris, PUF, 1993 ; H. Maier, Politische Religionen. Die totalitären Regime und das Christentum, Fribourg/Bâle, Herder, 1995 ; Sabine Behrenbeck, Der Kult um die toten Helden. Nationalistische Mythen, Riten und Symbole 1923 bis 1945 (Neuburg a.d. Donau, Vierow, 1996) ; Arthur Jay Klinghoffer, Red Apocalypse. The Religious Evo- lution of Soviet Communism, Lanham, University Press of America, 1996 ; H. Maier (dir.), Totalitarismus und Politische Religionen, op. cit. ; H. Maier et M. Schäfer (dirs.), Totalitarismus und Politische Religionen. Konzepte des Diktaturvergleichs, op. cit. ; Peter Berghoff, Der Tod des politischen Kollektives. Politische Religion und das Sterben und Töten für Volk, Nation und Rasse, Berlin, Akademie Verlag 1997 ; Yvonne Karow, Deutsches Opfer. Kultische Selbstauslöschung auf den Reichsparteitagen der NSDAP, Berlin, Akademie Verlag, 1997 ; Michael Ley, Apokalypse und Moderne. Ausätze zu politischen Religionen, Wien, 1997 ; Michael Ley et Julius H. Schoeps (dirs.), Der Nationalsozialismus als politische Religion, Bodenheim, Philo, 1997 ; Claus-Ekkehard Bärsch, Die politische Religion des Nationalsozialismus, Munich, W. Fink, 1998 ; Markus Huttner, Totalitarismus und Säkulare Religionen. Zur Frühgeschichte totalita- rismuskritischer Begriffs-und Theoriebildung in Großbritannien, Bonn, Bouvier, 1999 ;
  • 16. 134 – Emilio Gentile Cependant, au-delà des motifs contingents qui l’ont initié, le débat contemporain sur le totalitarisme et la religion politique ne peut se comprendre qu’en gardant ceci à l’esprit : sans le renouvel- lement de l’interprétation du fascisme opéré au cours des années 1970 et 1980, ce débat ne serait tout simplement pas possible. Et je crois que mes recherches et réflexions sur le phénomène fasciste ainsi que sur ces deux concepts ont de quelque manière contribué à ce renouvellement ; il me semble d’ailleurs opportun de préciser ici que, contrairement à ce qu’une certaine critique a soutenu, mon interprétation du fascisme comme totalitarisme et religion politique précède de plusieurs années l’intérêt aujourd’hui porté à ces thèmes, et n’est donc pas née avec lui. J’ai commencé à élaborer cette inter- prétation dès les années 1970, ses prémisses apparaissant déjà dans mes travaux précédents ; comme ceux-ci examinaient le mythe de la régénération nationale et la recherche d’une nouvelle religion nationale laïque dans la culture italienne et les mouvements d’avant- garde du début du vingtième siècle, c’est à la fois par esprit de logique et par curiosité que j’en suis venu à m’occuper du fascisme, produit et héritier de cette culture 18. Totalitarisme et religion politique dans la définition du fascisme Le sens de mon interprétation du fascisme comme totalita- risme était déjà formulé dans un article daté de 1974 : L’élément essentiel (...) de l’idéologie fasciste fut l’affirmation du primat de l’action politique, c’est-à-dire le totalitarisme compris comme dissolution totale du privé dans le public, donc comme Klaus-Georg Riegel, « Transplanting the Political Religion of Marxism-Leninism to China: The Case of the Sun Yat-Sen University in Moscow (1925-1930) », in Karl- Heinz Pohl (dir.), Chinese Thought in a Global Context, Leiden/Boston/Cologne, Brill, 1999, p. 327-58 ; Hans Maier (dir.), Wege in die Gewalt. Die moderne politischen Religionen, Francfort, Fischer Taschenbuch Verlag, 2000 ; Marcela Cristi, From Civil to Political Religion. The Intersection of Culture, Religion and Politics, Waterloo (Ontario), Wilfrid Laurier University Press, 2001 ; E. Gentile, Le religioni della poli- tica..., op. cit. 18. E. Gentile : « Papini, Prezzolini e Pareto e le origini del nazionalismo italiano », Clio, 7 janvier 1971, p. 113-142 ; « La Voce » e l’età giolittiana, Milan, Pan, 1972 ; « Alcune considerazioni sull’ideologia fascista », Storia contempornea, vol. 5, no 1, 1974, p. 115-125 ; Le origini dell’ideologia fascista, op. cit. ; Mussolini e « La Voce », Florence, Sansoni, 1976 ; « La politica di Marinetti », Storia contemporanea, vol. 7, no 3, 1976, p. 15-38.
  • 17. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 135 subordination des valeurs touchant à la vie privée (religion, culture, morale, sentiments, etc.) à la valeur publique par excellence, la poli- tique. Cette dernière était conçue comme activisme, comme force pure et confrontation de forces, la victoire étant ici l’unique juge du succès. Le noyau constant de l’idéologie fasciste fut – et c’est là une conséquence du totalitarisme – une conception de l’État comme réalisation de la volonté de puissance d’une minorité activiste, entiè- rement consacrée à la réalisation de son mythe, de son idée-force. L’homme nouveau rêvé par les fascistes aurait été le produit d’une classe de Platon modernes, à la recherche d’un État organique et dynamique, considérant la politique comme une valeur absolue et sans autre fin qu’elle-même. Dans cette perspective, l’idéologie du fascisme fut la réalisation la plus complète de l’État totalitaire (surtout en raison de l’apport idéologique de l’idéalisme de Gentile), conçu comme une société strictement hiérarchisée et soumise à une aris- tocratie politique qui ne tirait sa légitimité que de la conquête et de la conservation du pouvoir. Le fascisme fut, avant tout, une idéologie de l’État, d’un État indestructible et totalitaire. Comme tel, il fut l’antithèse de l’idéologie communiste qui est une idéologie de la société, tendant vers la réalisation d’une société d’hommes libres et égaux, sans subordination des uns aux autres à cause de l’organisa- tion du pouvoir au sein de l’État 19. Dans le même article était également ébauchée une interpré- tation du fascisme comme religion politique, celle-ci constituant une conséquence logique du totalitarisme expliqué plus haut : De la conception fasciste de la vie découle une attitude fasciste face à la manière de faire de la politique, d’organiser la vie en société, de concevoir la finalité du groupe fasciste non pas suivant la logique et la persuasion, mais en faisant appel à l’instinct, à la foi, au sen- timent, à l’imagination, à la fascination magnétique du Chef. Le groupe fasciste était uni par la foi : le fasciste ne choisissait pas la doctrine, ne la discutait pas – plus que toute autre chose, il était un croyant et un combattant. Le fascisme apparaît dès lors comme une évasion loin de tout ce qui pouvait encadrer, mesurer la vie sociale et la priver ainsi de son versant pittoresque, mystique, héroïque et aventureux. L’aventure précisément, l’héroïsme, l’esprit de sacrifice, les rituels de masse, le culte des martyrs, les idéaux belliqueux et sportifs, la dévotion fanatique pour le Chef : tels étaient les attitudes du groupe fasciste 20. 19. E. Gentile, « Alcune considerazioni sull’ideologia fascista », art. cité, p. 120-121. 20. Ibid., p. 123.
  • 18. 136 – Emilio Gentile De cette conception fidéiste et intégraliste de la politique, je faisais découler la définition d’« une attitude essentiellement subjec- tive face à la politique, c’est-à-dire une conception esthétique de la vie politique », qui se manifeste au travers de « la politique comme spectacle » : Les fascistes s’élevaient contre le matérialisme propre au capi- talisme et au communisme, alors que le fascisme exaltait au contraire les valeurs de l’esprit. Le matérialisme appauvrissait l’individu, devenu caricature de fonctionnaire soumis à la régularité bureaucra- tique, caricature d’ouvrier au service de la production et de la machine, caricature de citadin éduqué par la morale petite-bour- geoise du salaire, du bien-être, de l’indifférence face à la vie politique et sociale, renfermé sur son égoïsme, avili par le dégradant système collectiviste et étouffé dans l’anonymat urbain. Au contraire, le fas- cisme était le mouvement politique capable de rendre couleur et joie à la vie sociale. Dans l’État totalitaire la vie civile était un spectacle continu, où l’homme nouveau fasciste s’exaltait au sein de la masse mouvante mais ordonnée, exaltation procurée par la répétition de rites, par la vénération de symboles, par l’appel suggestif à la soli- darité collective ; tout cela jusqu’à atteindre en un instant chargé de tension psychologique et d’émotion la fusion mythique de l’indi- vidu, de la nation et de la race grâce à la médiation magique du guide. Même si l’on retrouve certains de ces aspects dans d’autres régimes totalitaires, il n’y a que dans le fascisme qu’ils étaient à ce point présentés comme idéal de la vie civile, et c’est seulement dans le cas de cette expérience que l’exaltation et le spectacle contribuè- rent à ce point au succès du régime. L’organisation du consensus de masse était, de fait, fondé sur ces cérémonies [...]. Ces considérations aboutissaient finalement à une « revitalisa- tion » complète de la signification du fascisme dans l’histoire contemporaine, conçu ici comme expérience moderne de politique de masse. Un système politique fondé sur l’irrationnel réduit presque inévitablement la participation politique individuelle et collective à un spectacle de masse. En méprisant l’idéalisme rationnel de l’homme, sa capacité à connaître la réalité à travers le filtre de la logique, le besoin humain de conviction et de compréhension, on réduit l’homme à une cellule perdue dans la foule. Dans ce contexte, la foule devient influençable, non pas par le discours rationnel, mais seulement par l’abus psychologique, la violence morale et la manipu- lation des consciences – la vie n’est alors plus qu’extériorité pure. En
  • 19. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 137 exaltant les fantasmes et l’imagination, en excitant les préjugés de groupe, les angoisses, les frustrations, les complexes de grandeur ou de misère, on détruit la capacité de choix et de critique de l’individu. Les symboles et les rites, les cérémonies de masse et la consécration mythique des actes banals de la vie sociale comme « La Bataille du grain » sont érigés au rang d’unique participation possible des masses au pouvoir politique. Les masses sont ici de simples spectatrices d’un drame qui les prend à parti mais se joue au-dessus d’elles 21. Mon interprétation du fascisme, construite à l’origine à partir des dimensions idéologiques et culturelles du phénomène, s’est par la suite développée en prenant en considération ses traits caracté- ristiques en matière d’organisation et d’institutions. Il s’agit alors, au travers d’une étude approfondie de l’histoire du parti et du régime fasciste, de vérifier de quelle manière, par quels moyens et dans quels buts fut mise en œuvre la conception totalitaire de la politique fasciste. En 1984, à l’occasion d’un colloque sur le fas- cisme et le national-socialisme, en cherchant à donner une synthèse de mes recherches à ce sujet, j’ai proposé de définir le système politique fasciste par l’expression césarisme totalitaire : Le fascisme fut une dictature charismatique de type césariste, intégrée au cœur d’une structure organisationnelle fidèle à un mythe totalitaire ; ce mythe a été consciemment adopté et opérait concrè- tement comme un code de comportement et un point de référence pour l’action et l’organisation de l’État et des masses 22. Le césarisme totalitaire définit l’aspect proprement institu- tionnel du fascisme comme phénomène moderne et révolution- naire 23. Mais la nature totalitaire de ce régime était, selon moi, 21. Ibid., p. 123-124. Je voudrais préciser ici qu’au moment de la rédaction de cet article, je ne connaissais pas les thèses de Walter Benjamin sur l’« esthétisation de la poli- tique » ; de même, l’ouvrage de Mosse sur la nationalisation des masses, où l’auteur faisait sien le concept d’« esthétique de la politique », n’avait pas encore été publié – il ne sortit en effet que l’année suivante. J’entends souligner par ces précisions que mon intérêt pour les aspects esthétiques, rituels et symboliques de la politique fasciste et pour la religion politique provenait alors directement, et j’irais jusqu’à dire spon- tanément, de mes recherches sur le fascisme et non de l’influence de Benjamin ou de Mosse. 22. E. Gentile, « Partito, Stato e Duce nella mitologia e nella organizzazione del fas- cismo », in Karl Dietrich Bracher et Leo Valiani, Fascismo e nazionalsocialismo, Bologne, Il Mulino, 1986, p. 265 (voir également E. Gentile, Qu’est-ce que le fas- cisme ?..., op. cit., p. 228-264). 23. E. Gentile : « Il fascismo fu una rivoluzione ? », Prospettive settanta, octobre-décembre
  • 20. 138 – Emilio Gentile antérieure à son institution : avant même la conquête du pouvoir, le Parti National Fasciste en présentait déjà les caractéristiques, comme « parti militaire ». J’explique ce point dans l’introduction au premier volume de l’histoire du Parti National Fasciste publié en 1989 : L’orientation totalitaire du fascisme émergea avec le parti- milice, au cours des premières années de formation du Parti National Fasciste ; cette orientation conditionna par la suite l’action du mou- vement puis du régime. Au cours des années de pouvoir, l’expérience fasciste investit le terrain difficile laissé par les premières phases d’industrialisation et de modernisation dans la situation historique et sociale de l’Italie ; sa réalisation rencontra obstacles et résistances avant de se conclure par la catastrophe de la guerre. Cependant, constater l’échec des ambitions totalitaires du fascisme ne peut être un motif pour minimiser ou banaliser, comme on l’a fait jusqu’à présent, le poids et la signification historique de cette expérience singulière de domination politique : pendant vingt ans le PNF trans- forma l’Italie en un immense laboratoire où des millions d’hommes et de femmes furent associés, volontairement ou non, à une tentative de réalisation du mythe d’un État totalitaire, et furent appelés à former une nouvelle race d’Italiens élevés au sein de l’intégrité fas- ciste, dans l’idolâtrie du primat du politique et le culte de la volonté de puissance comme idéal suprême 24. Dans cette perspective, le concept de totalitarisme m’a semblé un instrument d’analyse fort utile, non seulement pour comprendre le devenir concret des événements historiques nés du fascisme, mais aussi pour relier théoriquement l’un à l’autre les éléments essentiels d’une définition du fascisme fidèle à la réalité historique. Cette définition prendrait en compte, unies au sein d’un processus dia- lectique, les dimensions organisationnelle, culturelle et institution- nelle du fascisme en livrant ses traits caractéristiques ; le fascisme serait ainsi : 1. Un mouvement de masse agrégeant les classes, mais où prévalent les classes moyennes parmi les cadres dirigeants et les mili- tants. Ces représentants des classes moyennes sont pour la plupart novices dans l’activité politique et s’organisent dans un parti-milice ; 1979, p. 590-596 (également dans Qu’est-ce que le fascisme ?..., op. cit., p. 145-176) ; « Il fascismo », in Lucia Morra (dir.), L’Europa del XX secolo fra totalitarismo e demo- crazia, Faenza, Itaca, 1991, p. 101-110 ; « La modernità totalitaria », introduction à la nouvelle édition de Le origini dell’ideologia fascista, op. cit., p. 3-49. 24. E. Gentile, Storia del partito fascista, op. cit., p. vii.
  • 21. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 139 celui-ci construit son identité non sur la hiérarchie sociale et la classe d’origine mais sur le sens de la camaraderie. Le parti se considère comme investi d’une mission de régénération sociale et donc en état de guerre contre ses adversaires politiques ; il cherche à conquérir le monopole du pouvoir politique, en utilisant la terreur et les compromis parlementaires avec les groupes dirigeants. Le pouvoir servira à la création d’un nouveau régime construit sur les ruines de la démocratie parlementaire. 2. Une idéologie « anti-idéologique » et pragmatique, qui se proclame anti-matérialiste, anti-individualiste, anti-libérale, anti- démocratique, anti-marxiste, à tendance populiste et anti-capitaliste. Cette idéologie s’exprime de manière esthétique plutôt que théo- rique, à travers un nouveau style politique fait de mythes, de rites et de symboles d’une religion laïque ; laquelle religion laïque s’érige à partir d’un processus d’acculturation, de socialisation et d’intégra- tion des masses dans la création d’un « homme nouveau ». 3. Une culture fondée sur une pensée mythique et un sens tragique et activiste de la vie conçue comme manifestation de la volonté de puissance, mais aussi sur le mythe de la jeunesse sculptant l’histoire et l’exaltation de la militarisation de la politique comme modèle de vie et d’organisation collective. 4. Une conception totalitaire du primat de la politique conçue comme expérience intégrale à même de réaliser la fusion de l’individu et des masses au sein de l’unité organique et mystique de la nation. La nation est ici une communauté ethnique et morale, adoptant des mesures de discrimination et de persécution contre ceux qui sont hors de la communauté : les ennemis du régime, les races inférieures ou dangereuses de quelque manière pour l’intégrité de la nation. 5. Une éthique civile construite sur le sacrifice total de l’indi- vidu à la communauté nationale, sur la discipline, la virilité, la cama- raderie et l’esprit guerrier. 6. Un parti unique chargé de pourvoir à la défense armée du régime, de sélectionner les cadres dirigeants et d’organiser les masses au sein de l’État sous la forme d’une mobilisation permanente par l’émotion et la foi. 7. Un appareil de police qui prévient, contrôle et réprime les dissensions et l’opposition sans hésiter à recourir à la terreur organisée. 8. Un système politique ordonné autour de fonctions stricte- ment hiérarchisées et désignées d’en haut – système dominé par la figure du « chef », investi d’un caractère sacré et charismatique, qui commande, dirige et coordonne les activités du parti et du régime. 9. Une organisation corporative de l’économie, qui supprime la liberté syndicale et amplifie la sphère d’intervention de l’État. Il s’agit
  • 22. 140 – Emilio Gentile de réaliser selon des principes technocratiques et solidaristes la pleine collaboration des « classes productives » sous le contrôle du régime – cela en préservant la propriété privée et la division des classes. 10. Une politique extérieure inspirée par le mythe de la puis- sance et de la grandeur nationale, avec pour objectif l’expansion impérialiste. Malgré sa division rhétorique en dix point distincts, cette défini- tion entend mettre en évidence les liens non seulement chronologiques mais surtout logiques qui unissent les dimensions organisationnelle, culturelle et institutionnelle du fascisme ; par fascisme, on désigne ici « l’une des premières expérimentations de domination totalitaire tentée au cours de l’époque moderne », ou alors « une religion poli- tique cherchant à réaliser dans ses institutions un nouveau sens de la communauté construit sur des fondements mystiques et religieux et bannissant par là-même la liberté de l’individu et des masses » 25. L’idée d’un lien génétique entre totalitarisme et sacralisation de la politique a été confirmée non seulement par l’étude de l’idéologie fasciste mais aussi par une connaissance plus approfondie des événe- ments historiques que le fascisme a provoqués. Quant à l’attention croissante pour la dimension rituelle et symbolique de ce phéno- mène, elle a été stimulée par l’étude concrète des politiques adressées aux masses par le parti puis par le régime fascistes : mythes et sym- boles y apparaissent comme le fondement d’une culture bâtie à partir de la pensée mythique et y jouent un rôle moteur en termes d’orga- nisation et de mobilisation collective 26. Confronter cette idée avec la « nouvelle politique » et le national-socialisme tels qu’ils sont ana- lysés par Mosse dans son ouvrage sur la nationalisation des masses m’a par la suite encouragé à aller plus avant dans l’analyse de l’expé- rience italienne et de ses différences par rapport au cas allemand ; je m’engageai cependant sur une voie différente de celle suivie par Mosse dans son étude du culte politique nazi 27. Ma réflexion a certainement été influencée par l’œuvre de Mosse, auteur qui le premier a soutenu que « le fascisme était une nouvelle religion » 28 ; 25. Ibid., p. x. 26. E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo dall’antigiolottismo al fascismo, op. cit., p. 249-252. 27. Sur l’influence de l’ouvrage de Mosse dans l’élaboration de mon interprétation du fascisme comme religion politique, voir infra. 28. Nous traduisons, G. L. Mosse, « E. Nolte on the Three Faces of Fascism », Journal of History of Ideas, 1966, p. 621-625.
  • 23. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 141 mais ce n’est cependant pas son étude sur la nationalisation de masses qui a suscité mon intérêt pour les aspects esthétiques, rituels et symboliques du fascisme. Bien au contraire, je crois que la lecture de Mosse m’a influencé pour ainsi dire en sens contraire, en me persua- dant de l’existence de différences substantielles entre l’expérience italienne et l’expérience allemande – son interprétation de la natio- nalisation des masses et son concept de « nouvelle politique » me semblant dès lors inapplicables au fascisme, comme je le faisais observer en 1975 dans un compte-rendu du livre de Mosse : Même si certains aspects extérieurs ou particuliers du fascisme correspondent effectivement à l’idée de « nouvelle politique », il lui manque cependant les conditions essentielles de l’élaboration d’une liturgie nationale. L’unique théologie politique italienne a été le fait de la lignée Mazzini-Gioberti-Gentile, mais elle est restée intellec- tuelle. Le processus historique et social italien n’a jamais débouché sur l’élaboration d’une liturgie nationale répandue et partagée ; la seule liturgie, difficilement substituable, était la liturgie catholique. En somme, la religion laïque de la Nation fut seulement une foi partagée par peu d’hommes 29. La différence entre les traditions nationales à l’œuvre dans le fascisme et le nazisme fut la donnée principale à partir de laquelle se développa mon enquête sur la religion politique fasciste. La matrice utilisée par Mosse dans son étude du nazisme n’était pas exploitable pour cette enquête ; comme je le disais en 1982, le fascisme dut pour une large part produire par lui-même son propre culte politique : Le fascisme inventa son culte politique en utilisant quelques éléments de la pensée de Giuseppe Mazzini et du socialisme, mais aussi les cérémonies patriotiques de la grande guerre, les rites et symboles des combattants, le futurisme, l’arditismo et le fiumane- simo. Nous parlons d’invention parce que nous pensons, vu l’état actuel de nos connaissances, que le fascisme ne bénéficiait pas d’une tradition de religion laïque et de liturgie nationale largement répandue, partagée par des millions de personnes, analogue à la tradition que George L. Mosse place aux origines du culte politique 29. E. Gentile, « A Provisional Dwelling: The Origin and Development of the Concept of Fascism in Mosse’s Historiography », in Stanley G. Payne, David J. Sorkin, John S. Tortorice (dirs.), What History Tells. George L. Mosse and the Culture of Modern Europe, Madison, The University of Wisconsin Press, 2004, p. 41-109.
  • 24. 142 – Emilio Gentile nazi. Ceci explique la fragilité du culte politique fasciste, et l’impres- sion de formalisme grotesque et artificiel qu’il suscita souvent auprès des Italiens. Cette absence éclaire également le large recours aux rites et aux symboles de la Rome antique auquel se livra le fascisme, ainsi que la prédominance absolue, au cœur du nouveau culte politique, du culte spécifique voué au Duce ; ce culte exclusif finit par absorber tout autre objet de culte ou de foi politique fasciste, y compris la Nation ou l’État. À la différence du culte politique nazi, le cas fasciste n’était pas l’expression d’un processus avancé de nationali- sation des masses mais bien plus un instrument destiné à provoquer la nationalisation des masses. Il serait cependant erroné de conclure, à partir de ces observations, que le culte politique fasciste ne fut qu’un ridicule simulacre, utilisé de manière artificielle à des fins de propagande, et que son étude n’est pas pertinente pour la connais- sance de la nature du fascisme. En réalité, le culte politique inventé et adopté par le fascisme était parfaitement cohérent avec sa logique totalitaire et avec sa conception de l’homme et des masses 30. Mes recherches sur le culte politique fasciste se sont poursuivies tout au long des années 1980, en parallèle avec d’autres études sur l’histoire du parti et du régime fasciste. En 1993, ces recherches ont débouché sur la publication d’un ouvrage 31 portant précisément sur la sacralisation de la politique dans l’Italie fasciste ; les résultats exposés dans ce livre parurent sommairement dans un article publié en 1990 dans le Journal of Contemporary History, sous le titre Fascism as Political Religion. Afin de bâtir mon interprétation du fascisme comme religion politique, je m’attachais à reconsidérer le rapport entre sécularisation et sacralisation dans la société moderne : si le sacré en disparaît progressivement, on y assiste cependant à un pro- cessus continu de sacralisation du politique – « la politique assume désormais sa propre dimension religieuse », et cette dimension « atteint son paroxysme dans les mouvements totalitaires du ving- tième siècle » 32. C’est au cœur de ce processus que s’insère le pro- blème de la religion politique fasciste, au point de s’imposer comme l’une de ses principales manifestations au cours du vingtième siècle. Dans cette perspective, on ne peut nier le fait que la sacralisation du politique a été un aspect fondamental du fascisme dès son origine et a joué un rôle de plus en plus important tout au long de son 30. E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo..., op. cit., p. 251. 31. E. Gentile, La religion fasciste..., op. cit. 32. Nous traduisons : E. Gentile, « Fascism as Political Religion », Journal of Contempo- rary History, no 25, 1990, p. 229.
  • 25. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 143 développement, en tant que religion politique « qui se plaça délibé- rément aux côtés de la religion traditionnelle et tenta d’incorporer cette dernière au sein de son propre système de valeurs, comme un allié dans la soumission des masses au pouvoir de l’État, quitte à ébranler le principe de primauté de la politique » ; religion politique incontestablement, parce que « en raison même de la nature totali- taire du fascisme, ainsi que de cette idée selon laquelle l’expérience politique consume tout, les frontières entre sphère politique et sphère religieuses tendaient à disparaître » 33. La critique comme dénigrement et les infortunes de l’arrogance pédante Mon interprétation du fascisme comme totalitarisme et comme religion politique a fait l’objet de diverses critiques. Je me limiterai à discuter ici les critiques négatives qui ne touchent pas seulement mon interprétation, ce qui serait en soi peut-être peu intéressant, mais qui manifestent également une aversion profonde et véritable pour les concepts de totalitarisme et de religion politique en eux- mêmes, ainsi que pour leur usage dans l’analyse de l’histoire contemporaine. La critique est fondamentale pour le progrès de la connais- sance. Le renouveau de l’historiographie et de l’interprétation du fascisme advenu au cours des trois dernières décennies n’aurait pas été possible sans la critique de l’historiographie et des interpréta- tions traditionnelles. Il me semble cependant que toutes les critiques ne sont pas également utiles pour le progrès des connaissances. Car certaines critiques, qu’il conviendrait peut-être davantage d’appeler dénigrements, cherchent avant tout à altérer une interprétation jusqu’à la falsification pour mieux la refuser. C’est pourquoi je vais m’attacher à réfuter ces critiques, afin de contribuer encore à la réflexion et au débat sur le fascisme, le totalitarisme et la religion politique. Il me semble qu’une telle réfutation peut éclairer les thèmes et les problèmes soumis au débat et éprouver la valeur véri- table des critiques négatives ; ces dernières manifestent générale- ment une aversion radicale pour toutes les interprétations qui se 33. Ibid., p. 230-231.
  • 26. 144 – Emilio Gentile démarquent de la représentation du fascisme comme « négativité historique », au point de soutenir qu’une analyse du fascisme comme totalitarisme et religion politique n’est rien moins qu’une insidieuse manœuvre de réhabilitation. C’est ce qui est arrivé à mon interprétation. Le premier à avoir lancé cette accusation, il y a de cela trente ans, a aujourd’hui loya- lement fait amende honorable, en déclarant s’être mépris sur le sens de mon travail historiographique. Il a par ailleurs reconnu la valeur positive de mon analyse du fascisme comme totalitarisme, sans pour autant la partager entièrement 34. Avec quelque vingt années de retard, cette accusation a été reprise par certains, qui ont cherché à dénigrer mon interprétation en la qualifiant d’« anti-antifas- ciste » 35. Ceux qui ont formulé cette accusation se veulent 34. Gianpasquale Santomassimo, « Le matricole del libro e moschetto », Il manifesto, 15 juillet 2003 : « Tout le chemin parcouru par les recherches d’Emilio Gentile – que beaucoup ont mal compris à ses débuts, y compris l’auteur de ces lignes qui fait volontiers amende honorable – a cherché à mettre en évidence en premier lieu la culture, les symboles, les rites du fascisme comme phénomène totalitaire, pour évoluer finalement vers un examen toujours plus concret de la construction et de la conso- lidation d’un régime autoritaire qui veut être totalitaire. » 35. C’est ce qu’a fait Richard Bosworth, qui soutient que mon interprétation du fascisme se caractérise par son « anti-antifascisme quasi systématique » (Richard James Boon Bosworth, The Italian Dictatorhip. Problems and Perspectives in the Interpretation of Mussolini and Fascism, Londres, Arnold, 1998, p. 22). Cet auteur prétend critiquer mon analyse du fascisme alors que ce qu’il présente comme tel n’est qu’une altération, voire une falsification de ma pensée, de manière à me faire apparaître comme « la personnalité la plus importante de la nouvelle génération d’anti-antifascistes néo- Rankiens » (ibid., p. 21). Pour accréditer cela, Bosworth expose, sous couvert de présenter mes idées, un tissu d’omissions, de citations hors de leur contexte, d’argu- ments contrefaits et m’attribue des affirmations qui ne sont rien d’autre que de pures inventions. Par exemple, Bosworth écrit que « en 1995, Gentile se crut autorisé à donner sa propre définition du fascisme » (p. 21-22) et expose ainsi de manière erronée comme une définition du fascisme ma définition du « Césarisme totalitaire », laquelle ne concerne que le système politique fasciste ; en outre, Bosworth se trompe dans la date d’apparition de ce concept, formulé en 1986. De même, il donne une version falsifiée de mes idées lorsqu’il écrit que dans mon livre La grande Italia. Ascesa e declino del mito della nazione nel ventesimo secolo (op. cit.), je « prétends de manière provocante et curieusement nostalgique que l’identification populaire avec la nation italienne atteint son apogée en 1911 » (p. 24), alors que j’indique clairement dans ce livre que cette « identification populaire » de 1911 ne fut qu’apparente, ce que je démontre longuement dans un chapitre intitulé précisément « Les Italies de la monar- chie italienne ». Il n’est pas vrai non plus que mon interprétation du fascisme « comme une religion politique s’élève contre les thèses marxistes traditionnelles suivant les- quelles le fascisme fut l’expression d’une réalité de classe et d’une volonté de classe » (p. 24) : en réalité, dans mes recherches sur les origines du fascisme et l’histoire du parti fasciste, son identité en termes de classes est clairement posée, alors que la
  • 27. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 145 probablement les uniques gardiens de l’unique interprétation authentiquement antifasciste du fascisme, alors qu’elle ne révèle en somme qu’une monstrueuse ignorance – ignorance du fascisme, ignorance de l’antifascisme, ignorance de l’état actuel de la recherche description du fascisme en ces mêmes termes est également présente dans ma défi- nition du fascisme dans l’Enciclopedia Italiana ; Bosworth ne cite bien entendu pas cette définition, qui réfute tous les arguments qu’il soulève à mon encontre. C’est une autre falsification encore que de soutenir que, selon mon histoire du parti fasciste, « la nature réelle du PNF est, semble-t-il, d’ordre culturel » (p. 128), et encore une autre que cette manipulation d’une citation extraite de mon livre : mon affirmation « Le fascisme se considéra toujours comme mouvement et milice » devient dans le texte de Bosworth « Il s’agit d’une organisation qui a toujours été un mouvement et une milice » (idem), transformant une qualité attribuée au fascisme en une définition de ce dernier. Bosworth travestit encore mon interprétation lorsqu’il écrit que « Nous avons les assertions de Gentile, selon lesquelles le “peuple” italien voua progressive- ment, et jusqu’à un degré considérable, une foi sincère au fascisme » (p. 131) : pareille affirmation n’apparaît nulle part dans mes écrits, alors qu’en de nombreuses occasions j’ai exprimé un jugement différent de celui que Bosworth m’attribue. Il est également faux d’écrire que je soutiens la thèse de « l’authenticité des affirmations fascistes selon lesquelles le fascisme était parvenu à forger une société italienne totalitaire » (p. 235) – dans toutes les recherches qui abordent l’expérience totalitaire fasciste, je dis clai- rement que ce projet se conclut par un échec. Au-delà de toutes ces falsifications, et pour confirmer encore le caractère peu sérieux et peu digne de foi du livre que Bosworth consacre à mes interprétations du fascisme, il suffira de citer quelques exemples élémentaires. Bosworth affirme que je me suis assuré « une place dans les conseils de rédaction des revues Storia Contemporanea et Journal of Contemporary History » (p. 21) : la revue Storia Contemporanea n’a jamais eu de conseil de rédaction, et je n’ai jamais été qu’un collaborateur épisodique de cette publication. Par ailleurs, il est faux de soutenir que « L’œuvre de Gentile a recueilli les applaudissements dociles de sa faction académique. Cependant, parmi les historiens qui ne se réclament pas de De Felice, de nombreux doutes subsistent à son sujet » (p. 129). La plupart des jugements émis sur mes ouvrages par les historiens « non-De Feliciens » est pourtant plutôt positive ; c’est d’ailleurs surtout mon interprétation du fascisme comme tota- litarisme et sacralisation de la politique qui a retenu l’attention de ces historiens – comme le savent ceux qui connaissent même de manière superficielle les travaux de l’historiographie italienne sur le fascisme au cours des dernières décennies. Avec la même désinvolte ignorance, Bosworth affirme que des « personnages de premier plan... de l’Église Catholique » (p. 41) participèrent au premier gouvernement de Mussolini ; il place Rieti, ville du Lazio, dans le sud de l’Italie (p. 134), et désigne comme « préface anonyme » (p. 200, note 143) une préface à l’ouvrage de Renzo De Felice Mussolini l’alleato 1945-1945. II – La guerra civile 1943-1945 (Turin, Einaudi, 1997) signée de la propre femme de l’historien, Livia De Felice. Enfin, pour en finir avec cet ouvrage superficiel et négligeable, il suffira d’observer l’assourdissante absence de références et de commentaires des interprétations du fascisme proposées par les plus remarquables représentants de l’historiographie italienne marxiste ou de gauche, comme, entre autres, Giorgio Candeloro, Giampiero Carocci, Enzo Collotti, Ernesto Ragionieri, Enzo Santarelli ou Piergiorgio Zunino. Car ces historiens proposent une image du fascisme profondément différente de celle de Bosworth, et c’est sans doute pour cela que les œuvres de la plupart d’entre eux ne figurent même pas dans la bibliographie du son livre.
  • 28. 146 – Emilio Gentile antifasciste italienne et, finalement, ignorance de ma propre inter- prétation du fascisme. Cette dernière, comme peut le constater aisément qui a effec- tivement lu mes travaux sur le fascisme et dispose d’une connais- sance réelle et non seulement rhétorique de la tradition antifas- ciste, a été élaborée à partir des thèses de chercheurs antifascistes comme Luigi Salvatorelli, Giovanni Amendola, Luigi Sturzo ou encore Lelio Basso. Alors que le fascisme ne s’était pas encore défi- nitivement engagé sur la voie de la dictature partisane, ces hommes figurèrent parmi les premiers à percevoir l’originalité et la nou- veauté du phénomène fasciste, à le comprendre et à l’analyser. Le fascisme était alors décrit comme une nouvelle expérience de domi- nation politique, mise en œuvre par un parti organisé sur un mode militaire ; ce parti avait conquis le monopole du pouvoir politique et se servait de ce monopole pour imposer son idéologie comme religion à toute la collectivité. Ces mêmes chercheurs antifascistes furent les premiers à inventer et à diffuser le concept de totalita- risme pour définir l’expérience fasciste de domination politique ; d’autres penseurs antifascistes ajoutèrent à cette définition le concept de religion politique, ces deux éléments apparaissant dès lors comme les deux facettes d’une même médaille 36. Née de cette tradition, mon interprétation a été acceptée par l’historiographie actuelle – y compris par des chercheurs appartenant à l’école his- toriographique marxiste. L’un des membres les plus respectés de cette école, Giampero Carocci, dans un compte-rendu de mon ouvrage Il culto del littorio (La religion fasciste) publié en 1993, acceptait ma thèse suivant laquelle « un aspect essentiel de l’État totalitaire est sa tendance à sacraliser la politique, à faire de cette dernière l’une des nombreuses religions laïques qui, comme le nationalisme, caractérisent la société moderne » ; Carocci recon- naissait ainsi l’importance du sujet étudié, et faisait observer que mon ouvrage comblait une lacune : « les sources consultées confir- ment amplement l’existence d’une religion fasciste, d’un culte du licteur, instrument fondamental pour provoquer la participation des masses à ce qui était – ou semblait être – la vie de la nation » 37. 36. Voir E. Gentile, « The Sacralization of Politics... », art. cité, p. 40-41, et plus lon- guement E. Gentile, Les religions de la politique..., op. cit., p. 255-269. 37. Giampiero Carocci, « Antropologia del fascismo », Lettera dall’Italia, juillet-août 1993, p. 40.
  • 29. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 147 Qualifier mon interprétation du fascisme d’« anti-antifasciste » paraît parfaitement paradoxal, ridicule même, si l’on garde à l’esprit que cette interprétation a été surtout combattue par ceux qui, du côté de la tradition politique et culturelle de droite, soutiennent que le fascisme fut seulement un régime autoritaire et n’évolua jamais jusqu’au totalitarisme 38. La négation du caractère totalitaire du fascisme est l’expression d’une tendance plus générale que j’ai nommée « dé-fascisation du fascisme » 39. Récemment, cette ten- dance en est arrivée à présenter le régime fasciste comme une dic- tature bienveillante, qui envoyait les antifascistes en vacances aux frontières du pays et ne dégénéra qu’après l’alliance nouée avec le national-socialisme, ce dernier lui ayant transmis le virus de l’anti- sémitisme et du racisme. Dans la polémique autour de mon inter- prétation du fascisme, les partisans de la thèse du fascisme non 38. La thèse d’un fascisme non totalitaire mais seulement autoritaire, qui ne devint dic- tature que par l’effet de circonstances involontaires et non par vocation a été l’inter- prétation de l’expérience fasciste proposée par le parti néo-fasciste Movimento Sociale Italiano, en particulier dans un article de Claudio Mantovani, « Quella benedetta follia... », publié par le journal du MSI Il Secolo d’Italia le 14 décembre 1986 : « Le fascisme n’en arriva à la dictature que par la force des choses, plutôt que par vocation. La dictature fasciste fut une théorie a posteriori, mais n’a jamais été prévue par le mouvement fasciste – car la dictature n’était conçue que comme une phase transitoire, déterminée par les contingences historiques et pas plus inéluctable qu’irréversible. Rien à voir avec le dogme léniniste de la “dictature du prolétariat”. Du reste, au temps même de la dictature, le régime fasciste se montra autoritaire, et non totalitaire. Il conquit le monopole du pouvoir politique – conquête qui déboucha sur un véritable consensus participatif et actif, et donc sur une légitimation – mais ne prétendit jamais faire de même dans les domaines économique et culturel. Rien à voir, encore une fois, avec le véritable totalitarisme moderne, le totalitarisme communiste, qui assu- jettissait de manière systématique et programmatique la politique, la culture, l’éco- nomie pour en détenir le contrôle exclusif et coercitif. » Cette thèse rejoint l’inter- prétation théorique du fascisme comme « régime autoritaire de mobilisation », autoritaire et donc non totalitaire ; cette interprétation a été proposée par le polito- logue Domenico Fisichella, membre de premier plan de l’Alleanza Nationale, parti engendré par le MSI. Fisichella a rejeté catégoriquement et à plusieurs reprises mon interprétation du totalitarisme fascisme, sans jamais citer ni ma définition du totali- tarisme ni ma définition du fascisme ; il n’a également jamais discuté les faits ou les arguments qui construisent ces définitions. S’en tenant à l’état de la recherche his- toriographique sur le fascisme établi il y a trente ans, Fisichella refuse de prendre en compte la masse de nouvelles connaissances accumulées sur la réalité du régime fas- ciste par la nouvelle historiographie ; lorsqu’il affirme que ma « thèse d’une voie italienne vers le totalitarisme et d’une totalitarisation du régime repose essentiellement sur l’analyse de proclamations doctrinales et d’outils de propagande, parfois même de préceptes normatifs » sans faits concrets, Fisichella procède à une déformation assez évidente de mes recherches et de mon interprétation (Domenico Fisichella, Totalitarismo. Un regime del nostro tempo, Rome, Carocci, 2002, p. 10). 39. E. Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ?..., op. cit., p. 12-14.
  • 30. 148 – Emilio Gentile totalitaire, sans doute à court d’arguments convaincants, ont sou- vent invoqué l’autorité de Renzo De Felice – en citant des analyses que De Felice lui-même a plus tard modifiées ou réfutées, ou en mentionnant certaines phrases isolées et tirées de leur contexte pour démontrer que « le premier et le plus autorisé des critiques de l’inter- prétation de Gentile n’est autre que son propre maître, Renzo De Felice » 40. Mais en agissant ainsi, ces critiques tombent souvent dans ce que j’appelle « les malheurs de l’arrogance pédante » (gli infortuni dell’arroganza saccente), c’est-à-dire l’usage partial et déformé d’auteurs que l’on connaît peu et cite mal à propos 41. Déformation, falsification de mes idées : mon interprétation du fascisme comme religion politique a, elle aussi, subi les attaques du dénigrement critique – attaques sur deux fronts simultanés. Ce sont tout d’abord les chercheurs qui n’excluent pas l’importance des aspects rituels et symboliques du fascisme qui ont mis en doute 40. Comme Marco Tarchi, Fascismo. Teorie, interpretazioni e modelli (Roma/Bari, Laterza, 2003), p. 130. 41. Le politologue Marco Tarchi a invoqué l’autorité de Renzo De Felice pour « démolir » mon interprétation du fascisme comme totalitarisme et comme religion politique. Pour le premier de ce termes, Tarchi écrit : « Nous avons la certitude que ce qui s’est développé en Italie au cours du 20e siècle fut un régime autoritaire de type classique, “même en chemise noire”, régime fortement influencé par les pays voisins et construit sur un compromis avec les institutions et les acteurs sociaux traditionnels – mais “les greffes démagogico-sociales” opérées sur le modèle autoritaire classique par le fascisme ne suffisent cependant pas à en faire un véritable régime totalitaire, malgré ses propres aspirations dans ce sens ; c’est ce qu’exprime Renzo De Felice dans un article de l’Enciclopedia del Novecento, rédigé vers le milieu des années 1970, et cette analyse est toujours d’actualité » (M. Tarchi, Fascismo..., op. cit., p. 132, citations de De Felice entre guillemets). Tarchi omet cependant de mentionner quelques détails : les mots de De Felice sont, dans leur version originale, précédés d’une prémisse au condi- tionnel ; de même, dans le paragraphe qui suit les phrases transcrites ici, De Felice précise, au sujet justement du fascisme comme « régime autoritaire de type classique », qu’une « analyse à ce point superficielle et limitée aux faits serait partiale » (Renzo De Felice, « Fascismo », Enciclopedia del Novecento, Rome, Instituto della Enciclo- pedia Italiana, 1977, p. 915). Quant au fascisme comme religion politique, Tarchi soutient que De Felice, dans son Intervista sul fascismo (Rome/Bari, Laterza, 1975), « s’est clairement prononcé contre l’hypothèse de l’existence d’une forme quelconque de religion politique dans l’Italie du vingtième siècle » (Tarchi, Fascismo..., op. cit., p. 130). Là encore, c’est De Felice lui-même qui dément Tarchi : dans ce même article sur le fascisme de l’Enciclopedia del Novecento, il affirmait en effet que le fascisme, comme le national-socialisme, se donnait un objectif complètement nou- veau, « transformer les foules en masses, en les organisant en un mouvement politique présentant les caractéristiques d’une religion laïque » (De Felice, « Fascismo », p. 920). Enfin, en ce qui concerne le jugement de De Felice sur mon interprétation, Tarchi commet une autre péché d’arrogance en évitant de mentionner – comme aurait dû
  • 31. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 149 mes analyses 42, bientôt suivis par d’autres, pour qui ces aspects ne sont absolument pas pertinents dans l’entreprise de définition du fascisme et qui par ailleurs considèrent « ridicule » l’étude du régime fasciste comme totalitarisme 43. À ces derniers se sont associés d’autres critiques, qui nient catégoriquement que l’on puisse appli- quer le concept de religion au fascisme autrement que comme méta- phore, et affirment également que mon analyse est le fruit de mon le faire une étude sérieuse sur les idées de De Felice – ce que ce même De Felice écrivait en 1982 au sujet de ma définition du totalitarisme fasciste : « Emilio Gentile a écrit à ce sujet des pages définitives, qui expliquent également fort bien l’essence du totalitarisme fasciste et ses profondes différences avec les totalitarismes nazi et staliniens » (Renzo De Felice, introduction à Renzo De Felice et Luigi Goglia (dirs.), Storia fotografica del fascismo, Rome/Bari, Laterza, 1982, p. xix). Face à une telle arrogance, je ne compte pas m’embarrasser de ce problème : a-t-on ici affaire à de l’ignorance ou à de la mauvaise foi ? Il peut toutefois être intéressant de noter que l’ouvrage de Tarchi a été publié par le même éditeur, et dans la même collection, que l’une de mes études critiques sur De Felice (E. Gentile, Renzo De Felice, Lo storico et il personaggio, Rome/Bari, Laterza, 2003) – j’y expose, en m’appuyant sur de lon- gues citations de l’évolution de son interprétation du régime fasciste jusqu’à la convic- tion finale, que la pensée de De Felice voyait bien dans le fascisme un régime totalitaire. 42. C’est le cas, par exemple, de Mabel Barezin, qui a appliqué la « méthode Bosworth » dans son compte-rendu de l’édition italienne de mon livre Il culto del littorio (La religion fasciste, op. cit.) ; là encore me sont attribuées des affirmations, des idées tout simplement fausses. Il n’est pas vrai, comme le dit Barezin, que je « considère que la représentation du pouvoir est égale à la réalité du pouvoir », que je ne « me penche jamais sur la manière dont les symboles et les rituels contribuent à la pratique poli- tique » et que j’« échoue à opérer une distinction analytique entre ceux qui produisent le rituel et les masses italiennes qui constituaient le public de pratiques symboliques. En résumé, Gentile échoue à faire la différence entre le mouvement et le régime, le parti et le peuple » (Journal of Modern Italian Studies, vol. 1, no 3, 1996, p. 470-472). En vérité, même si le sujet et l’objet de mon livre, comme cela est clairement dit dans l’introduction, est principalement « d’isoler et d’analyser l’origine, les motiva- tions, les formes et les buts du “culte du licteur”, concentrant pour cela l’attention surtout “sur les promoteurs et les propagateurs du culte du licteur” » (Gentile, Il culto del littorio, op. cit., p. viii), je dis néanmoins clairement dans mon introduction mes idées sur la fonction politique et les effets pratiques du « culte du licteur », ainsi que sur les réactions de la population, lorsqu’il est possible d’en trouver la trace docu- mentaire (ibid., p. 189-195 ; p. 292-297). Dans la conclusion de l’ouvrage, j’exprime encore une fois clairement mon jugement complet sur les effets du culte du licteur : « L’expérience totalitaire de la religion politique fasciste a échoué, au milieu des ruines d’une désastreuse défaite militaire, dans une guerre que le fascisme et l’antifascisme vécurent comme une “guerre de religion”. Les causes de pareil échec se trouvaient probablement dans la nature même de l’expérience fasciste, conduite dans l’euphorie d’un volontarisme prenant l’éphémère pour du durable, l’émotion pour l’adhésion, l’enthousiasme du succès pour une réelle confession de foi, les masses physiques de rassemblements monstrueux pour le corps conscient de la nation. Mais la même mésaventure est arrivée à d’autres expériences de religions laïques » (ibid., p. 313). 43. C’est ici le cas de Tobias Abse, qui, dans un article au sujet de la traduction anglaise